Le poète et la Grande Guerre. Partie II

Continuation à la partie I:

Une partie de cette solitude, Varlet la retrouve encore à Cassis dans son Mas du Chemineau, durant ces premiers mois de la guerre: “Le Mas du Chemineau, son inviolable refuge et les bois voisins, nous donnes les satisfactions nécessaires, hygiéniquement, en dehors des longues heures consacrées quotidiennement aux veillées laborieuses, ouvrant l’atmosphère supérieure inaccessible aux préoccupations contemporaines”(14). “Nous échappons heureusement (…) à l’affolement urbain, et pouvons prendre les événements qui nous concernent trop directement avec une dose convenable de sérénité philosophique”(15). En compagnie de sa femme pianiste, en couple créateur, Varlet y mène une “vie de retraite obstinée (et) en parfaite misanthropie”(16). Et cette quiétude relative et fragile, en total antagonisme avec le climat belliqueux qui sévit en Europe, agira comme un puissant catalyseur et stimulateur de ses aptitudes créatives: “Provisoirement, je travaille, en proie à une période laborieuse singulièrement féconde. Voici des années que je n’avais produit avec autant de facilité et d’abondance”(17). “Plus que jamais je me livre à une orgie graphique. L’ouvrage d’un an et plus a été abattu par nous durant ces 4 premiers mois de guerre”.(18)

Soldats français du 87e régiment près de Verdun (France) en 1916. Photo anonyme. Source:  Wikimedia Commons.Mais le conflit, que l’on prévoyait de courte durée, va s’éterniser pour devenir une guerre de tranchées. “On y meurt pendant des mois, par centaines de milliers, pour gagner ou perdre à peine quelques centaines de mètres de boue imbibée de sang”(19). L’enthousiasme et la ferveur patriotique avec lesquels grand nombre de Français accueillirent la déclaration de guerre et la mobilisation fera ainsi place à une brutalisassions progressive des rapports entre les membres de la société civile. La vie à l’arrière s’envenime: “Tous les 4 jours seulement, nous descendons en ville un quart d’heure, pour les provisions, de façon à réduire au minimum les possibilités de contagion de l’effarante et abjecte stupidité de nos frères-humains. (…) Je dois me reporter à mon premier séjour à Knocke pour évoquer retraite aussi stricte, aussi véhémente lycanthropie, occasionné (…) par l’excès de la Bêtise si monstrueusement développée par l’atmosphère guerrière”.(20)

Cette atmosphère guerrière donnera lieu à des situations d’une ahurissante perfidie. L’animosité et la méfiance vont se développer, “avec plus ou moins de succès, dans toutes les communes de France (…). L’horreur de l’ennemi que nous avons par définition en tout prochain s’illuminait pour la première fois dans leurs âmes et s’y gravait en traits de feu. Toutes les sécurités, les sauvegardes que l’appareil des lois assure au citoyen paisible – ces droits fondamentaux de l’état civilisé – n’excitaient plus. La Force et la Ruse régnaient, comme au temps des Cavernes. Chacun s’opposait au reste du monde…”(21). Ce court extrait emprunté lui aussi aux pages de Le démon dans l’âme, exprime en fait l’esprit de rancune et de rivalité auquel lui-même et sa femme se verrons confrontés.

Salonique, nid d'espions (1936). Film de Georg Wilhelm Pabst.Des années plus tard, lorsque des nouveaux vents de guerre commenceront à souffler encore une fois sur le continent, il ne manquera pas de se remémorer cette époque à laquelle on l’accusa à tort d’être un espion à la solde de l’Allemagne: “Sans occupation visible aux yeux de bonnes gens qui soupçonnent à peines ma qualité d’écrivain, je passe pour rentier, et ma lunette céleste, jointe à mes promenades botaniques, m’a valu la réputation d’un vague astrologue sorcier… C’est moins dangereux que pendant la guerre, où un télescope ne pouvait évidemment servir qu’à faire des signaux aux zeppelins et aux sous-marins boches…”(22)

Après s’être affirmé “dans la volonté de maintenir coûte que coûte l’intégrité de son rêve, de le serrer même plus passionnément, alors qu’il y a, pour en rendre la possession plus chère, le grondement de l’ouragan qui tourne autour de lui (…), (Varlet) est contraint d’abandonner le séjour édénique et de traîner une existence d’exile”(23). Il songe tout d’abord à s’éloigner Cassis: “…j’ai l’intention de quitter bientôt cette pseudo-caserne où les sonneries trop fréquentes du clairon préposé aux garnisaires du Plan (…), depuis la diane de 6 h. jusqu’à l’appel de 20 h., perturbent la tranquillité nerveuse indispensable à l’hivernage studieux dont j’avais pu jouir, ces 5 mois passés. Comme la période de fécondités spirituelle est loin d’être close pour nous deux, ce ne sont pas les distractions violentes d’un voyage que nous allons chercher, mais un autre lieu de séjour pacifique et laborieux”(24). Il ne s’attardera pas trop à l’organisation de son départ. Accompagné de sa femme, il va s’installer convenablement à Paris au tout début de 1915: “Ignorant, grâce à notre Thélème, le climat de Paris (…) nous perdurons en travail et sérénité, repoussant avec succès tout souci de probables calamités futures, et des difficultés de l’heure présente”(25).

Carte postale: Zeppelin bombardant Varsovie en 1914 (Hans Rudolf Schulze). Paris sera bombardé à son tours le 21 mars 1915. Source: http://www.akpool.fr/cartes-postales.

En réalité, il est loin de pouvoir se soustraire aux inquiétudes et aux menaces de l’heure. Ces strophes tirées de l’un de ses poèmes de l’époque qui, de surcroit, ne porte pas de titre, trahit son véritable état d’esprit:

– C’est la guerre, dehors, et l’Europe en folie;
Paris stupéfié qui attend sous la pluie
Sinistre, une rumeur de bataille prochaine,
Qui rabâche: devoir et deuil, misère et haine.

Là-bas, au nord, à quelques lieues, les Hordes
-Hier, nos frères-civilisés – frénétiques,
Dans la nuit bombardée massacrent au mot d’ordre.
Pluie et fange, enfer des tranchées, schrapnells et balles.
Et mort-au-champ-d’honneur, et vertus cannibales…

Et peut-être, flambant plein le ciel de désastre,
Avec la ville où se joignirent nos amours,
Notre avenir heureux sous les obus s’écroule…
……………………………………………………………………….
– Guerre et pluie sur Paris…
Ce soir suprême, aux lampes,
Épuise au piano nos souvenirs, Amante!…

Car verrons-nous encore le soleil et l’Été?…(26)

Deux mois plus tard, le couple Varlet cours se réfugier à Lausanne, en Suisse, pays où grand nombre d’intellectuels français ont élu domicile. Fidèle à la relation épistolaire qu’il maintient depuis des années avec Jules Mouquet, Varlet lui fait part de ses motivations: “…on s’étonne, au sortir de Paris, d’y voir tant d’hommes jeunes (…), et la placidité rependue sur ces vissages (…) fait sentir, par contraste, quelle atmosphère de sombre cauchemar on respirait à Paris. Délivrance de ce sectarisme féroce et prêt à mordre qui règne là-bas sous couleur de patriotisme, qui, par émulation, à faute de pouvoir démolir des Boches, inspecte haineusement le civisme des passants, et ne rêve que trahison et délation”. Et il ne lui cache pas non plus son découragement et son désespoir: “Chasé de Cassis par l’occupation de l’armée (française), je compte mener jusqu’à la paix cette vie errante et exotique. Aujourd’hui à Lausanne. Pour combien de mois?”.(27)

A suivre

14- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 18 octobre 1914. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 104

15- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 29 août 1914. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 101

16- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 6 novembre 1914. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 105

17- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 29 août 1914. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 101

18- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 20 novembre 1914. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 107

19- Shields, Alexandre : “Le XXe siècle, ce charnier”. Le Devoir, Montréal, 26 juillet 2014.

20- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 20 novembre 1914. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 107

21- Varlet, Théo. Le démon dans l’âme. Amiens, Edgar Malfère, 1923: 81-82

22- Varlet, Théo. Florilège de poésie cosmique (1905-1930). Lille-Paris, Mercure Universel, 1933: 18

23- Jeanroy-Schmitt, André. La poétique de Théo Varlet. Lille, Mercure de Flandre, juin-juillet 1929: 101- 102

24- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 25 décembre 1914. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 114

25- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Paris, 19 février 1915. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 118

26- Varlet, Théo. “Sans titre”. Paralipomena. Paris, Les éditions Crès et Cie, 1926: 39-41

27- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Lausanne, 15 mars 1915. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 120

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