À la chasse du Cachalot Blanc: Moby Dick traduit par Théo Varlet. 3ème partie.

2ème partie

Vers la fin janvier 1932, Théo Varlet se rend une fois de plus à Paris “dans le but principal d’obtenir la conclusion (des) affaires qui traînaient”(23). Ses entretiens avec les éditeurs semblent avoir porté les fruits escomptés:

“Le meilleur résultat est l’engagement définitif de la maison Fayard, de publier l’édition ordinaire de Moby Dick, en sus de l’édition de luxe, dont Tahon entend toujours se charger (ses affaires sont en bonne voie de rétablissement, et le livre paraîtra fin 32 ou début 33… peu avant l’édition Fayard)”.(24)

Une importante exigence lui est imposée:

Jean Fayard (…) tient absolument au texte intégral. Or, comme j’en avais préparé un, abrégé de 150 pages sur 675, il faut à présent faire ces 150 pages… Et, entraîné par l’exemple, Tahon aussi veut donner, en luxe, le texte entier”.(25)

Les dernières informations qui nous sont parvenues ne laissent aucun doute quant au fait que Théo Varlet s’est pleinement acquitté de ses obligations professionnelles: “Je termine (encore trois ou quatre jours) les compléments de Moby Dick…”. (26)

Tout semblait donc bien aller en cette fin d’hiver 1932. Comment expliquer alors qu’un projet d’édition qui a été si près d’aboutir ait pu tomber à l’eau?

editions-du-belier

Revenons à la courte introduction au chapitre de Moby Dick publié au Crapouillot de septembre 1931, car nous y trouvons les éléments permettant d’avancer l’hypothèse la plus probable: qu’autant Fayard que Maurice Tahon aient “hésité à donner (la) traduction intégrale de Moby Dick à cause (no) de sa longueur (mais)… à cause de sa composition, qui est un mélange de romanesque, de détails techniques et de divagations philosophiques …”(27). Autrement dit, tous les deux auraient considéré que le lecteur moyen de l’époque se montrerait peu disposé à entreprendre la lecture d’une telle épopée maritime et, de ce fait, d’être capable d’en saisir le sens. Ils se seraient désistés par la suite de leurs obligations contractuelles sans qu’il nous soit possible de connaître aujourd’hui les circonstances dans lesquelles ce désengagement a eu lieu.

Disons toutefois en leur décharge que, depuis sa mort dans l’indifférence (presque) générale en 1981, Herman Melville commençait à peine d’être reconnu et que la première transposition intégrale en français d’un de ses livres est assurément celle de Typée dont Varlet est l’auteur. “La gloire d’Herman Melville, qui durant cinquante ans a été pour ainsi dire en veilleuse, recommence à briller d’un nouvelle éclat”(28). C’est avec des si justes mots qui le fait remarquer René Galland dans un article publié dans la Revue Anglo-américaine en octobre 1927. Intitulé “Herman Melville et «Moby Dick»”, Galland y fait aussi cette mise en garde à l’intention de ceux qui voudraient en aborder l’œuvre:

Melville n’écrit pas toujours sur (un) ton lyrique, mais il entend le prendre à l’occasion. Et si on le trouve insupportable, si l’on ne peut s’habituer à l’exubérance d’un tempérament riche et fougueux, on fera mieux de ne pas ouvrir ses livres. Ils sont irréguliers, et certains un peu fous; et il faut faire aussi la part du romantisme carlyléen propre aux années où ils furent écrits. Mais ils vivent d’une vie intense. Auprès d’eux telle page de Stevenson paraît d’un écolier bien sage…” (29)

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Malgré la traduction de Marguerite Gay, publiée en 1928 par Gédalge sous le titre Le Cachalot blanc(30), Moby Dick continuera d’être à peu près inconnu en France pendant encore quelques années. Car en réalité, Le Cachalot blanc est une brutale adaptation rédigée à l’intention de la jeunesse, ce qui l’écarterait de l’esprit originale du chef-d’œuvre qui est Moby Dick. Il faudra attendre l’année 1941 pour qu’une traduction complète et fidèle à l’original soit mise à la disposition des lecteurs français. Cette traduction est celle que Jean Giono, Lucien Jacques et Joan Smith ont pré-publiée dans Les Cahiers du Contadour de mai 1938 à février 1939 (31). Elle sera reprise en 1941 par Les Éditions Gallimard(32), ce qui contribuera à faire de Moby Dick le roman culte qu’il est devenu par la suite. Les souvenirs liés à cette traduction sont bien documentés. Autant Lucien Jacques que Jean Giono en ont eu soin de les rendre publiques lorsque l’occasion se présentait. Pour m’en tenir à mon sujet, je ne m’attarderai ici que sur ce commentaire de Lucien Jacques visant à mettre en évidence les difficultés rencontrées lors des travaux de traduction de Moby Dick:

hotel-de-la-baleineJe commençais à comprendre la raison pour laquelle aucun traducteur n’avait osé entreprendre ou aucun éditeur commander la traduction de Moby Dick: c’était un très gros morceau.” (33)

C’était en effet un morceau d’anthologie! Mais contrairement à ce que croyait Lucien Jacques, un traducteur des plus chevronnés avait osé s’en attaquer en solitaire neuf ans auparavant. Ce faisant, Théo Varlet s’était engagé dans une entreprise titanesque pour laquelle il n’a malheureusement pas su s’attirer la faveur de ceux qui disposaient des moyens pour en assurer la réussite: messieurs les éditeurs. Gallimard tout d’abord aussi bien que Fayard et Les Éditions du Bélier par après, tous les trois ont loupé l’occasion de publier le premier le grand chef-d’œuvre de Melville.

Précurseur incontesté quant à la diffusion de l’œuvre d’Herman Melville en France, Théo Varlet a bien planté un harpon portant son nom sur le dos du grand Cachalot Blanc. Pourtant, certains ont encore des difficultés à lui accorder la place qu’il mérite. Tel est le cas des Éditions de L’Herne(34) qui, ayant eu l’excellente idée de récupérer le chapitre de Moby Dick reproduit dans le Crapouillot de septembre 1931, ont malheureusement omit d’indiquer le nom du traducteur sur la page de titre du cahier.

Décidément, nihil novi sub sole!

23- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 9 février 1932. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 – II – 334.
24- Ibid.
25- Ibid.
26- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 2 mars 1932. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 – II – 335.
27- Melville, Herman. « Une nuit à l’Hôtel de la Baleine »; traduction de Théo Varlet. Dans Le Crapouillot. Paris: Septembre 1931: 21.
28- Galland, René: “Herman Melville et «Moby Dick»”. Revue Anglo-américaine. L. Cazamian et C. Cestre directeurs. Paris: Les Presses Universitaires de France. Cinquième année – Nº 1, Octobre 1927: 1.
29- Ibid.: 2
30- Melville, Herman: Le cachalot Blanc. Traduction de Marguerite Gay. Paris: Gédalge, 1928. À lire: « Une baleine au Contadour« , le précieux dossier publié par Gérard Allibert dans l’Alamblog d’Éric Dussert en mars 2007.
31- Melville, Herman: Moby Dick. Traduction de Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono. Aux Cahiers du Contadour, 1939. Cahier V à VIII. À lire également: « Une baleine au Contadour« , par Gérard Allibert.
32- Melville, Herman: Moby Dick. Traduction de Luicen Jacque, Joan Smith et Jean Giono. Paris: Gallimard, 1941.
33- Jacques, Lucien: “Textes de Lucien Jacques. Pages retrouvée: III-La traduction de Moby Dick”. Cahiers de l’Association des amis de Jean Giono. Henri Fluchère rédacteur en chef. Paris: Nº 4, automne-hiver 1974: 46.
34- Melville, Herman: Hôtel de la Baleine. Traduction de Théo Varlet. Paris: Éditions de L’Herne, 2015.

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