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« La curiosité et l’histoire sont un antidote à la bêtise, la violence et l’absurdité »
Isabelle Clarke coréalisatrice d’Apocalypse 1ere Guerre Mondiale.
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Durant les derniers mois, on a vu se succéder grand nombre de célébrations officielles, d’expositions et de conférences vouées à commémorer le déclenchement de la Première Guerre Mondiale et les quatre années de mort et de destruction qui s’en sont ensuivies. La Grande Guerre, comme on la désigne aussi, tellement elle est venue frapper les esprits de ceux qui, de près ou de loin, ont été obligés d’assister à ce conflit armé dont les proportion dépassèrent tout ce que notre civilisation avait connu jusqu’alors, continue encore d’attirer l’attention de beaucoup d’entre nous. On nous la présente aujourd’hui, non comme un fait historique et lointain, mais comme une tragédie humaine dont les nombreux témoignages ont réussi à colmater, de façon ostensible, la tranchée temporaire creusée par la centaine d’années qui s’est écoulée depuis.
Parmi ces témoignages il y a ceux laissés par de nombreux romanciers et poètes dont certains sont montés au front et ont versé leur sang au nom d’une cause à laquelle nombre d’entre eux n’adhéraient pas. Ceux qui ont survécu ont décrit les horreurs et les pénuries de tous genres qu’ils ont dû endurer et qui les ont marqués à vie. Tel Georges Duhamel, à qui son expérience en Verdun lui inspira des romans d’un réalisme hallucinant.
“Une fraction (de ces) écrivains (considérèrent) qu’ils avaient à être « des guides de l’opinion publique »; c’est-à-dire, à maintenir les Français dans un esprit favorable à la guerre et prêt à y participer avec ardeur”(1). La figure de proue de cette position militariste fut Maurice Barrès qui, trop âgé pour prendre les armes, défendra néanmoins avec véhémence, avec pour munition l’encre de sa plume, sa conviction que “la guerre devait être considérée comme une force régénératrice, créatrice d’élans vitaux, et dans le cas présent, comme la lutte entre deux esprits, le français et le germanique. Le combat de la France se confondait avec le combat de l’humanité contre la barbarie allemande, et le vainqueur devrait imposer au vaincu sa conception du monde”(2). C’est une littérature de “bourrage de crâne”(3) truffée de messages patriotiques et d’héroïsme emblématique.
L’idée contraire sera quant à elle soutenue par des écrivains qui ont prôné leur opposition au bellicisme et aux nationalismes en affichant une attitude ouvertement pacifiste et même internationaliste. En tête de file de cette conception se trouvaient Henri Barbusse et surtout Romain Rolland. Plaignant le sort partagé par les combattants des deux camps, Barbusse écrivait: “Mais les trente millions d’esclaves jetés les uns sur les autres par le crime et l’erreur, dans la guerre de la boue, lèvent leurs faces humaines où germe enfin une volonté. L’avenir est dans les mains des esclaves et on voit bien que le vieux monde sera changé par l’alliance que bâtiront un jour entre eux ceux dont le nombre et la misère sont infinis”(4). Rolland, lui, désabusé dans sa croyance première sur les nobles intentions des puissances alliées, dont la France, “place toujours au centre de sa réflexion la rationalité et la logique individuelles, et non celles de l’action collective. Seule la pensée personnelle doit constituer un espace d’élaboration politique pour faire obstacle au déferlement des passions collectives”(5). La guerre était pour lui, avant tout et par-dessus tout, un drame de conscience. Dans une lettre qui lui adressa Stefan Zweig le 6 octobre 1914, le grand écrivain autrichien lui avoue: “C’est une époque horrible, et elle exige que l’on se montre réellement humain pour ne pas en être indigne”.(6)
Entre ces deux prises de position extrêmes il y a eu presque autant de positions nuancées qu’écrivains ressentant le besoin de faire part des épreuves vécues ou d’exprimer leurs sentiments. “Pour un esprit comme celui de Varlet, quelle pût être la réaction immédiate?”(7). Ses premières impressions sur la catastrophe il va les mettre dans la bouche de son alter-ego Etienne Serval (acronyme de Varlet dont le nom complet était Théodore-Louis-Étienne Varlet), personnage masculin de son roman psychologique Le démon dans l’âme, un ouvrage à fort contenu autobiographique publié après la guerre en 1922. Poète comme lui, Serval s’écrie:
“Désillusion sinistre! En quelques jours, en quelques heures, les Instincts de haine et de discorde s’étaient réveillés, le fauve ancestral avait vaincu l’intelligence civilisée, l’avait garrottée à son tour et réduite en esclavage. Le monde moral avait basculé sur son axe, le meurtre était devenu un devoir, une vertu, un héroïsme; – et, au lieu du grand-œuvre d’apothéose, on avait réalisé: la Guerre!(8)
“A qui la faute? Au troupeau qui avait laissé faire, qui avait tendu le cou? Aux chefs qui avaient multiplié les armements, excité les chauvinismes et les haines? Bah! les Instincts avaient depuis longtemps pris leurs mesures, en forçant l’Intelligence – fière de ses découvertes et les exploitant au petit bonheur, sans souci de l’avenir – à combiner à leur profit cet effroyable mécanisme de destruction, aujourd’hui déclenché!… Misère humaine! si la raison avait dirigé la marche du progrès, si seulement elle avait été un peu clairvoyante, n’eut-elle pas discerné la folie d’accumuler de toutes parts explosifs et engins meurtriers?…”(9)
Établi un ans plutôt à Cassis, aux Bouches-du-Rhône, Varlet est resté loin du front et par la distance géographique et par sa condition de reformé. Mais même si Cassis était éloigné de la ligne de front, certaines manifestations de la guerre ne s’en font pas moins ressentir: “À Cassis la pleine panique règne depuis hier. 10,000 hommes de troupes sont passés en gare (…), et sur la route, des tracteur automobiles emmenant des canons vers des destinations mystérieuses. Des tirs d’escadre simulent l’ouverture des hostilités maritimes… Et cependant, à peine si, jusqu’à mercredi, le maire, moi, et 2 ou 3 cassidens, soupçonnions la gravité exceptionnelle des événements, et que nous entrons dans les Heures Historiques auprès desquelles les pires invasions de Barbares furent misérables jeux d’enfants”.(10)
Puis il y a ses origines lilloises, les membres de sa famille et de celle de sa femme habitant Lille, et les immeubles dont les rentes lui procurent en partie les moyens de vivre en libre créateur. Tous ces facteurs viendront le rapprocher du théâtre de guerre ne serait-ce qu’au niveau psychologique et spirituel. Ainsi, même après que ses parents et amis ont quitté la ville, la menace du bombardement de celle-ci continuera à le hanter. Dans une lettre envoyé à Jules Mouquet, le 29 août 1914, il avoue: “...ici, nous attendons, en fatalisme forcé, l’annonce du bombardement de Lille, et de la destruction totale de nos immeubles. Chose très vraisemblable, vus les procédés spéciaux des Teutons”(11). Il y revient dans une seconde lettre datée du 18 octobre: ”…les contingences sont loin de m’être indifférentes; je me contente simplement de refuser de penser actuellement aux conséquences d’un possible bombardement de Lille”(12). Ses pires craintes se verront totalement justifiées trois semaines plus tard: “…je ne puis me désintéresser de tout ce que la guerre nous apporte de Katoblépas à combattre, ou à subir – Tel le second bombardement de Lille qui signale le Marseillais d’avant-hier, cette fois par les obus français, « par nécessité stratégique » bien entendu, et comme unique moyen d‘en déloger les Allemands… Pauvre Knocke! vous avez lu le passage là-bas des Allemands, leur installation de gros cannons plein ces dunes que nous connûmes pacifiques, dernier refuge des solitudes parmi le sur-civilisé Septentrion”.(13)
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1- Becker, Jean-Jacques. Les français dans la grande Guerre. Paris: Lanfont, 1980: 153
2- Ibid.: 154
3- Beaumont, Michel. “Maurice Barrès et les mort de la guerre”. Information historique, nº 1, 1969.
4- Barbusse, Henri. Feu, journal d‘une escouade. Paris, Ernest Flammarion, 1916: 5
5- Laroche, Josépha . “La conscience malheureuse comme mode d’action internationale. Le pacifisme de Romain Rolland?”. Le fort intérieur. Paris, Presse Universitaire de France, 1995: 140
6- Rolland, Romain/Zweig, Stefan. Correspondance 1910-1919. Volume 1. Paris, Albin Michel, 2014
7- Jeanroy-Schmitt, André. La poétique de Théo Varlet. Lille, Mercure de Flandre, juin-juillet 1929: 99
8- Varlet, Théo. Le démon dans l’âme. Amiens, Edgar Malfère, 1923: 66-67
9- Ibid.: 67
10- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 1er août 1914. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 100
11- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 29 août 1914. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 101
12- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 18 octobre 1914. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 104
13- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, Cassis 6 novembre 1914. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 105
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