En 2007 le regretté Bruno Leclercq, libraire et bibliophile spécialisé en littérature fin-de-siècle, dénichait un chapitre en français de Moby Dick dont la traduction est l’œuvre de Théo Varlet. Intitulé Une nuit à l’Hôtel de la Baleine, cette découverte était annoncée le 28 février 2007 dans l’Alamblog, le blog d’Éric Dussert(1). Face à cette révélation, le Préfet Maritime ne cachait pas sa surprise ni son enthousiasme:
“C’est une nouvelle colossale! Théo VARLET a traduit Moby Dick!
… Outre ses traductions superbes de Stevenson, de Pearl Buck ou de J. K. Jerome, Théo Varlet s’était donc attelé à la transposition du chef-d’œuvre de… Melville.”(2)
Le chapitre en question, paru au Crapouillot de septembre 1931(3), s’étend sur une quinzaine de pages illustrées de quelques photos et gravures qui montrent les dangers associés à la chasse à la baleine et au cachalot. Une courte introduction de M. V. précédait le texte :
“Jusqu’ici les éditeurs français avaient hésité à donner une traduction intégrale de Moby Dick à cause de sa longueur et aussi à cause de sa composition, qui est un mélange de romanesque, de détails techniques et de divagations philosophiques, d’une rare qualité d’ailleurs.”(4)
Elle se termine par un avis de publication prochaine de l’intégralité de la traduction du roman en édition de luxe par le compte des Éditions du Bélier, publication qui ne verra jamais le jour.
Or depuis la découverte de ce fragment, la question se pose de savoir si Théo Varlet est parvenu à achever la transposition de Moby Dick et, si tel a été le cas, quelles ont été les causses auxquelles l’échec de sa publication peut être attribué.
Commençons donc par le commencement. La primeur de sa traduction est Théo Varlet lui-même qui nous l’offre dans les pages des Cahiers du Sud de mars 1926. Faute d’avoir accès au contenu de cette nouvelle, j’ai dû me contenter de l’écho que de celle-ci s’est fait le journal Comœdia du lundi 29 mars 1926:
“Dans les Cahiers du Sud, (…) la présentation par Théo Varlet de Herman Melville (…). M. Théo Varlet va publier de Melville deux livres, Typée (aventures de l’auteur chez les sauvages de l’Île Marquise) et Moby Dick”.(5)
Théo Varlet a-t-il assisté à la projection de The sea Beast, le film réalisé par Millard Webb dont le scenario est tiré du roman de Melville? Daté du 15 janvier 1926, il est peu après présenté au public français sous le titre de Jim le Harponneur. Il est très vraisemblable que, engagé comme il l’était déjà dans la traduction de Typée(6), Théo Varlet ait aussitôt envisagé de s’attaquer à celle de Moby Dick encouragé par l’excellent accueil de Jim le Harponneur en France. Le rapprochement avec l’univers narratif de Melville, fait lors de la traduction de ce premier ouvrage du romancier américain, a sans doute favorisé cette possibilité. Son goût de la mer, du voyage et de l’aventure —se rappeler de ses traductions des œuvres de Stevenson telles que L’Île au Trésor, Dans les Mers du Sud ou Les Veillées des Îles—, a assurément renforcé sa décision.
Typée est sorti des presses des Éditions de la Nouvelle Revue Française en octobre 1926 sous le titre d’Un éden cannibale. Récit des Îles Marquises. Théo Varlet a dû voir là l’occasion propice pour y déposer le manuscrit d’Une nuit à l’Hôtel de la Baleine, alors intitulé l’Auberge du Baleinier, de façon à offrir un avant-goût de la traduction intégrale de Moby Dick aux lecteurs de la N.R.F. Cette proposition sera malheureusement rejetée “sous prétexte que ce chapitre «ne pouvait se comprendre détaché du roman»”(7), allégation qui sera attribuée par Théo Varlet au fait que nul lecteur à la N.R.F. n’avait pas pris la peine de le lire.
Loin de se lamenter sur ce fait, Varlet parvient à la conclusion, après avoir reçu les droits sur les ventes d’Un Éden cannibale, que ceux-ci n’étaient pas du tout encourageants à y donner autre chose:
“On m’avait bien prévenu qu’ils payaient mal et à regret. Pour faire de l’argent, ce n’est certes pas là qu’il sied de s’adresser”. (8)
D’après la correspondance entretenue avec son ami Jules Mouquet, Théo Varlet va se livrer à un travail de traduction commerciale épuisant tout au long de la période comprise entre la date dudit refus et la fin 1931:
“Ici, les traductions nourricières m’occupent entièrement. Songez que j’en fais trois dans ces 3 mois”.(9)
Abattre une telle besogne ne sera pas sans conséquences; l’accomplissement de son œuvre personnelle tout autant que le maintien de son intégrité physique et émotionnelle vont se trouver sérieusement compromis:
“Vos bonnes et amicales paroles – va-t-il avouer à Jules Mouquet –, ont contribué pour leur part à refouler la vague de dégoût (telle que je n’en avait pas connu depuis de longues années) suscité dernièrement par le mauvais état de mes affaires…”.(10)
C’est donc dans cet état d’esprit si fragile que Théo Varlet va s’attaquer à la transposition de Moby Dick, un roman d’une longueur assez considérable, dont la structure complexe et la teneur philosophique ont sans doute constitué des sources importantes de découragement.
♠
1-Dussert, Éric: Écrivain, chroniqueur et éditeur, il est avant tout un fouineur invétéré qui fait la chasse aux pépites oubliées de la littérature française. Son livre Une forêt cachée. 156 portraits d’écrivains oubliés est un véritable monument à la gloire et à la mémoire d’autant d’auteurs dont la postérité n’as pas voulu retenir le nom. À consulter: Maison des écrivains et de la littérature.
2- Dussert, Éric. «Une nuit à l’Hôtel de la Baleine (Varlet traducteur de Melville)». Dans L’Alamblog [en ligne]. 28 février 2007. http://www.lekti-ecriture.com/blogs/alamblog/index.php/post/2007/02/28/294-une-nuit-a-l-hotel-de-la-baleine-melville-traduit-par-varlet.
3- Melville, Herman. « Une nuit à l’Hôtel de la Baleine »; traduction de Théo Varlet. Dans Le Crapouillot. Paris: Septembre 1931: 21 – 35.
4- Ibid.: 21.
5- “Herman Melville”. Paris: Comœdia. Jean de Rovera directeur. 20e année, Nº 4844. 29 mars 1926: 2.
6- Melville, Herman. Un éden cannibale. Récit des Iles Marquises (Typée). Traduction de Théo Varlet. Paris: Gallimard, 1926. Collection les Documents bleus (nº 31).
7- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 4 mars 1927. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 – II – 157.
8- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Paris, 19 novembre 1927. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 – II – 186.
9- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 15 avril 1928. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 – II – 216.
10- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 13 décembre 1929. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 – II – 269.
Commentaires récents