Enrique Díez-Canedo traducteur de Théo Varlet.

Lorsqu’en 1913 Enrique Díez-Canedo publie son anthologie La poesía francesa Moderna – La poésie française moderne – (1) en collaboration avec Fernando Fortún, qui mourra, en pleine fleur de l’âge, une année plus tard, il a déjà derrière lui une assez vaste expérience en tant que traducteur et une très large connaissance de la poésie et des poètes du pays voisin. Car dès son entrée en littérature, cet espagnol, né à Badajoz en 1879, manifestera un très vif intérêt à l’égard de la poésie composée un peu partout au-delà des limites du monde hispanique. Ce rapprochement de la poésie d’ailleurs par le biais de sa “recréation” en langue espagnole, a en outre été pour lui le moyen de transiter par des territoires qui lui étaient étrangers, de les explorer, et de se laisser pénétrer par le génie et le rythme enveloppant chacun des poèmes dont il entreprit la traduction.

“Suivant la formule de quelques anthologies française, en particulier celle préparée par A. Van Bever et Paul Léautaud pour le Mercure de France, mais sans pour autant être fidèle à aucune d’entre elles, Díez-Canedo et Fernando Fortún ont sélectionné plus d’une demie centaine de poètes depuis les précurseurs romantiques de sensibilité symboliste, tel Gérard de Nerval, jusqu’aux plus récents de leurs contemporains” (2). Parmi ces contemporains, ces poetas nuevos – poètes nouveaux –, se trouvaient quelques noms que la postérité a bien voulu retenir, Díez-Canedo, Enrique / Fortún, Fernando: La poesía francesa Moderna.  Madrid: Renacimiento, 1913. Page de titre.comme Jules Romain, Georges Duhamel ou Charles Vildrac, à côté d’autres qui, avec ou sans raison, finiront par sombrer dans les aux troubles de l’oubli. Cela a été le cas, par exemple, de Théo Varlet, dont les poèmes « Sicile » (Notes et Poèmes. Édition du Beffrois, 1905) et « Groede » (Notations. Édition du Beffrois, 1906) ont tous les deux été traduits par Díez-Canedo lui-même. Ainsi, lorsqu’au début des années 1940, cette fois en solitaire, Enrique Díez-Canedo entreprend la publication de La Poesía francesa del romanticismo al superrealismo – La Poésie française du romantisme au surréalisme –, une version corrigée et augmentée de son anthologie de 1913 qui verra le jour au Mexique en 1946, il prendra la décision d’éliminer certains auteurs parmi lesquels se trouvaient, entre autres, Louis Mandin, A. Tournoux et Théo Varlet. “Si le métier de prophète a toujours été difficile (…), cela l’a été encore plus au début de la deuxième décennie du siècle; les coups de canon du Kaiser et les boutades des Dadaïstes annonçaient une même chose: la fin d’une époque, un avenir heureux qui est devenu passé sans avoir jamais été présent”. (3)

La poesía francesa Moderna eut une influence capitale en ce qui a trait à la diffusion de la poésie française autant en Espagne qu’en Amérique Latine. Cette influence fut d’autant plus importante qu’elle contribua à la formation de grand nombre de poètes de langue espagnole. Si la plupart de poèmes recueillis dans l’anthologie ont été traduits par Díez-Canedo et Fernando Fortún, les contributions d’autres éminents poètes tels Juan Ramón Jiménez, Pedro Salinas ou Ramón Pérez de Ayala, ont servi de vecteurs ayant facilité la pénétration des nouveaux courants poétiques dont la France bourgeonnait à l’époque. Au dire de l’écrivain et historien vénézuélien Mariano Picon Salas, “…Un livre comme L’Anthologie de la poésie française moderne, tellement clair et bien documenté, aux traductions si fidèles, n’a seulement servi à compléter et faire le bilan de la révolution moderniste, mais a aussi permis d’anticiper, déjà en 1913, quelques-uns des changements et influences qui allaient s’opérer sur la nouvelle poésie”. (4)

Les amateurs de poésie de langue espagnole ont donc eu accès à un petit échantillon de la poétique de Théo Varlet. Díez-Canedo le présentait ainsi dans la courte notice biobibliographique précédant ses poèmes: “Il est un paysagiste plein d’élan; son esprit, exalté par des impressions lumineuses et matinales, apparaît parfois dominé par un noir spleen dans lequel l’on ressent l’influence de Laforgue. Son rythme est inégal et vigoureux, et sa langue est riche en exotismes et néologismes”(5). Étonnamment, les deux poèmes retenus par Enrique Díez-Canedo, « Sicile » (6) et « Groede » (7), tirés respectivement de Notes et poèmes et Notations, sont parmi ses plus descriptifs et à clair accent symboliste. Puisqu’ilDíez-Canedo, Enrique / Fortún, Fernando: La poesía francesa Moderna. Gijón: Universos, 1994. Couverture avant. classa Varlet dans le groupe de poètes nouveaux, c’est-à-dire, parmi ceux qui essayaient de pousser à l’extrême la technique vers-libriste tout en recherchant des nouvelles sources d’inspiration poétiques, il aurait pu très bien sélectionner des poèmes à caractère plus scientifique et philosophique afin de montrer le penchant vraiment moderniste que Varlet commençait déjà à manifester. C’est le cas, par exemple, de « Les Hôtes » (Notes et Poèmes), long poème décrit par André Jeanroy-Schmitt comme étant “…un tableau d’une beauté sauvage et grandiose” (8). Dans ce genre de compositions, encore plus nombreuses dans Poèmes choisis, 1906-1910 (Cassis. Chez l‘auteur, 1911), “c’est la science qui conduit tout; la pensée dont elle inspire et règle le cours, et par la pensée, l’expression qui lui est adaptée selon un calcul exact, et par la pensée encore, le rythme qui en traduit le mouvement même… Mais “l’inspiration”, mais la “poésie pure”? Eh bien, elle doit envelopper, baigner le poème…” (9)

Il semble que Théo Varlet n’ait jamais eu de nouvelles au sujet de cette anthologie ni du fait qu’il en faisait partie. Aucune mention n’en est point faite dans la bibliographie dressée par Jules Mouquet en janvier 1925 ni en celle composée par Felix Lagalaure, peu après le décès de Varlet, en 1939. Il continue d’être le cas aujourd’hui. Une réédition de La poesía francesa moderna a pour autant vu le jour à Gijón, il y a tout juste vingt ans, au mois d’octobre 1994. À la fin de l’introduction précédant le texte de 1913, José luis García Martín, directeur de la collection au sein de laquelle elle a été rééditée, souligne en guise de conclusion: “Il y a beaucoup d’archéologie en ce livre inégal et magistral, mais cela fait partie de son charme. Ni tous les traducteurs sont à la hauteur de la tâche, ni tous les poètes dont les poèmes ont été traduits sont des grands poètes (…), mais même parmi ces poètes mineurs, nous risquons de trouver un poème – et un poème suffit à sauver un auteur- qui ne manquera pas de nous surprendre par une inespérée promesse de bonheur” (10). Il est bien vrai; il y a beaucoup de fouille archéologique dans l’acte de se pencher sur les pages jaunâtre d’une vieille anthologie et de s’adonner à la tâche d’exhumer et redécouvrir les ruines de ces œuvres qui n’ont pas pu résister aux attaques du temps et des modes. Quelle meilleure récompense que celle de se régaler de leur beauté recouvrée!

Groede
……….
Plein le ciel torpide et serein,
Des oiseaux chantent;
Onze heures sonnent au clocher et se répandent,
Lentes, sur les polders ruminants de Zélande. (11)

……….
El cielo, torpe y sereno,
Lleno de pájaros, canta;
Las once en el campanario van sonando, y se dispersan
Pausadas, sobre los polders ruminantes de Zelanda. (12)

1- Díez-Canedo, Enrique / Fortún, Fernando: La poesía francesa Moderna. Antología ordenada y anotada por Enrique Díez-Canedo y Fernando Fortún. Los precursores. Los parnasianos. Los maestros del simbolismo. El simbolismo. Los poetas nuevos. Madrid: Renacimiento, 1913.

2- Díez-Canedo, Enrique / Fortún, Fernando: La poesía francesa Moderna (1913). Antología ordenada y anotada por Enrique Díez-Canedo y Fernando Fortún. Los precursores. Los parnasianos. Los maestros del simbolismo. El simbolismo. Los poetas nuevos. Gijón: Universos, 1994: 6.

3- Ibid.: 6

4- Picón-Salas, Mariano. “Recuerdos”. Al poeta Enrique Diéz-Canedo. México: Litoral, número especial (agosto 1944): 31.

5- Díez-Canedo, Enrique / Fortún, Fernando: La poesía francesa Moderna. Antología ordenada y anotada por Enrique Díez-Canedo y Fernando Fortún. Los precursores. Los parnasianos. Los maestros del simbolismo. El simbolismo. Los poetas nuevos. Madrid: Renacimiento, 1913: 296.

6- Ibid.: 296.

7- Ibid.: 297.

8, 9- Jeanroy-Schmitt, André. La poétique de Théo Varlet. Lille, Mercure de Flandre (juin-juillet 1929): 92.

10- Díez-Canedo, Enrique / Fortún, Fernando: La poesía francesa Moderna (1913). Antología ordenada y anotada por Enrique Díez-Canedo y Fernando Fortun. Los precursores. Los parnasianos. Los maestros del simbolismo. El simbolismo. Los poetas nuevos. Gijón: Universos, 1994: 6.

11- Varlet, Théo. Notations. Lille, Edition du Beffroi, 1906: 51. Dernière strophe du poème Groede. Version originale française.

12- Díez-Canedo, Enrique / Fortún, Fernando: La poesía francesa Moderna. Madrid: Renacimiento, 1913: 297. Dernière strophe du poème Groede. Version espagnole d’Enrique Díez-Canedo.

Du caractère ésotérique de la littérature.

Le hasard, la simple coïncidence, suffiraient-ils à expliquer certains faits à caractère extraordinaire? Faudrait-il voir derrière ce genre d’événements l’orchestration d’une mystérieuse conjuration de faits échappant en tout point à notre compréhension? Ou se pourrait-il, tel que certains le pensent, qu’il n’y ait pas de hasard mais des simples rendez-vous? Quoi qu’il en soit, je ne peux qu’exprimer mon plus grand étonnement lorsque je réfléchis à la façon et au moment précis où Théo Varlet s’est révélé à moi.

 Ce fut en 2003, une année spécialement importante du point de vue astronomique car nous allions pouvoir assister à la plus grande opposition entre Mars et la Terre depuis que l’homme observe ce type de phénomènes. Ce fut aussi l’année où mon intérêt pour la planète rouge revêtit un caractère particulier sans que je sache vraiment en préciser les raisons. Et ce fut à la librairie Mona lisait, l’une de ces librairies anciennes montréalaises où de temps à autre j’aimais aller fouiner, où toute cette histoire a commencé. Mes intentions étaient toujours les mêmes à chaque visite; je me devais d’adopter l’un de ces vieux bouquins qui, par orphelinat ou par simple abandon de leurs propriétaires, attendaient patiemment dans cet asile de culture l’arrivée de celui prêt à les libérer de l’oubli, à leur assigner une place de choix au sein de leur bibliothèque et, de cette façon, de leur permettre de jouir d’une retraite utile et prolongée.

librairie Mona lisait

 Au premier abord, le volume ne me parut pas suffisamment attractif. Son auteur, un tel Théophile Moreux, n’évoqua pas dans mon esprit le souvenir de lectures passées et son titre, La vie sur Mars, semblait laisser entendre que, peut-être, j’avais devant moi une de ces typiques histoires d’extraterrestres avec lesquelles on dupe des lecteurs peu critiques ou l’on contente et amuse les inconditionnels du mythe martien. Il est resté là, dans la prison de verre d’une vétuste vitrine, à attendre une hypothétique prochaine visite, prêt à s’insinuer de nouveau si jamais je me décidais à le prendre entre mes mains et à explorer l’intérieur de ses entrailles encrées. Cela ne devait arriver que des mois plus tard, et encore une fois il n’a pas dû me sembler assez  séducteur lorsque, après de longues minutes semées de doutes, je l’ai déposé à nouveau, délicatement bien aligné, parmi ses compagnons d’infortune.

 Quoi qu’il en soit, ma décision de l’acquérir précéda de beaucoup l’énorme médiatisation dont l’opposition des deux planètes voisines allait être l’objet.  Elle devança encore plus les informations se faisant l’écho de l’arrivée imminente, sur la planète rouge, d’une série de sondes spatiales et engins d’exploration dont l’objectif était, entre autres, celui de découvrir les traces d’une vie passée.

 Moreux, Théophile. La vie sur Mars. Gaston Doin & Cie, 1924. Au mois de Mai La vie sur Mars devenait l’un de mes locataires imprimés et son hôte parvenait à savoir que Théophile Moreux, abbé de Bourges et bâtisseur de l’observatoire astronomique de cette localité, avait non seulement été un astronome éminent dont les travaux ont beaucoup apporté à la connaissance de la planète Mars, mais avait également effectué un travail de vulgarisation comparable à celui réalisé par des figures tels que Karl Sagan ou Isaac Asimov. Dans La vie sur Mars, tout en partant de l’hypothèse que la vie à l’extérieur de la Terre est une possibilité plus que minime, Moreux est quand même porté à admettre la présence d’une vie rudimentaire du genre d’algues et de lichens en s’appuyant sur certaines observations, mesures et expériences déjà réalisées. Il  considère nonobstant que l’Humanité devrait attendre de disposer d’instruments d’observation plus puissants et fiables ainsi que de l’expertise des futures générations d’astronomes, avant de pouvoir conclure sur une si épineuse affaire.

 Ma première rencontre avec l’œuvre de Louis Théodore Etienne Varlet devait se produire peu de temps après, au début du mois de Juillet. Elle eut lieu à la librairie Chercheur de trésors, propriété du poète et musicien underground Gérald Moineau, curieux individu dont les particularités sautaient aux yeux dès que l’on franchisait le seuil de son commerce. Par le passé, mes visites à cet endroit n’avaient été que très rares, et cela après que mes pulsions livresques m’aient carrément forcé d’y pénétrer suite à des recherches infructueuses dans les autres librairies de vieux du quartier. Car Monsieur Moineau et certains de ses confrères, qui avaient l’habitude de convoquer conseil sous le regard attentif de ses volumes délabrés, se livraient avec totale délectation à la consommation de tabac et d’autres herbes fumables dont la combustion raréfiait à un point tel l’atmosphère que l’air contenu dans le local résultait à peu près irrespirable. Il suffit de lire, pour s’en faire une idée approximative, le chapitre intitulé Les brouillards du Capudre du remarquable roman de Luís Matéo Díez La fontaine de l’âge. Au cours de cette dernière séance d’exploration, disait-je, placés sur des étagères couvertes d’une vieille patine de poussière et nicotine, deux volumes reliés à la hollandaise fixèrent mon regard. Il s’agissait de La belle Venere et Les titans du ciel, écrits tous les deux par Varlet au début des années vingt et édités à Amiens, dans la sympathique collection de la Bibliothèque du Hérisson, par Edgard Malfère, lui-même poète et homme de lettres.

Qui était ce Théo Varlet dont je n’avais rien entendu jusqu’alors et qui, d’après la bibliographie contenue dans les deux volumes, avait à son actif une large production littéraire répartie à travers des genres si différents que la poésie, la science-fiction (en français on emploie le terme anticipation, plus large et moins péjoratif. N’oublions pas que le premier prix Goncourt a été octroyé à une œuvre de ce caractère : Forces ennemies de J. A. Nau), le roman, l’essai, la vulgarisation scientifique, la critique littéraire et, pas moins important, la traduction en langue française de certains auteurs anglo-saxons de l’importance de Stevenson, Kipling, Jerome K. Jerome ou Pearl S. Buck ?

Joncquel, Octave / Varlet, Théo. Les titans du ciel. Amiens : Edgar Malfère, 1921. Page de titre.  Joncquel, Octave / Varlet, Théo. L’agonie de la Terra. Amiens : Edgar Malfère, 1922. Couverture avant.

 Mon goût pour la nouvelle me porta à acquérir, en premier lieu, La belle Venere, dont j’ai avidement dévoré les pages les unes après les autres avant la fin de la journée. La clarté du récit, son lexique riche et imagé, les descriptions de l’âme et la pensée profonde des personnages, ainsi que l’espace dans lequel se déroulaient l’action de la plupart des histoires, la Méditerranée de l‘antiquité classique, produisirent en moi un tel impact que, dès le lendemain, je cherchais à obtenir autant d’information que possible sur un si remarquable narrateur. Je suis convaincu que, de l’avoir obtenue facilement, mon intérêt naissant se serait rapidement éteint. Les peu de nouvelles que j’ai réussi à obtenir grâce à Internet étaient assez pauvres et surtout, loin de répondre à mes questions,  ouvraient la porte à d’innombrables nouvelles interrogations. Les extraits biographiques livrés par Eric Dussert dans le numéro dix-sept de la revue du fantastique Le codex atlanticus (1988) présentaient un Varlet d’écriture multiforme aux traits propres d’un être extraordinaire, comme extraordinaires semblaient avoir été son travail de création et sa propre vie. Grand consommateur de haschich à une certaine époque, on lui attribuait surtout un rôle de pionnier dans la science-fiction française, discipline dans laquelle son opus L’épopée martienne, composé des volumes Les titans du ciel et L’agonie de la Terre, aurait à occuper une place bien méritée. Ainsi, si l’abbé Moreux nous permettait de voyager jusqu’à la planète Mars en utilisant les lentilles de son télescope,  Varlet, avec la pleine maîtrise de sa riche prose, transportait les martiens jusqu’à la Terre en les faisant débarquer de ses vaisseaux-torpilles après que ceux-ci l’aient intensément bombardé dans le but d’affaiblir la civilisation que les humains étaient parvenus à développer.

Joncquel, Octave / Varlet, Théo. L’agonie de la Terra. Amiens : Edgar Malfère, 1922. Bandeau d’annonce.

 Le lien entre les deux? Scientifique autodidacte à caractère encyclopédiste et auteur d’un très intéressant manuel d’astronomie, Théo Varlet ne pouvait pas ne pas être au courant des travaux d’une autorité en la matière tel que l’abbé Moreux. Ainsi, il s’inspire de la figure de l’abbé pour construire celle du personnage qui, durant une bonne partie de l’intrigue de L’épopée martienne, se trouvera à la tête du petit groupe de rescapés qui tente d’échapper par tous les moyens à la catastrophe. Nous parlons de l’abbé Romeux, celui qui deviendra le défenseur des valeurs morales et le dépositaire des connaissances scientifiques qui, dans un avenir incertain, serviraient à jeter les bases d’une nouvelle Humanité.

 Ce dernier aspect, constaté après la lecture de l’article de Pierre Querleu qui sert de préface à la réédition de L’épopée martienne (Encrage 1998), met bien en évidence ce halo de mystère entourant, depuis le début, la manière dont la figure et l’œuvre de Théo Varlet m’ont été révélées. Le cercle dont le tracé a été ouvert par la découverte de l’œuvre de l’abbé Moreux, qui par la suite sera continué par le phénomène d’opposition entre la Terre et la planète Mars et l’acquisition de Les titans du ciel, sera finalement complété par l’insertion de l’abbé de Bourges dans celle qu’une bonne partie des amateurs d’anticipation scientifique considèrent comme la quintessence de l’œuvre de Louis Théodore Etienne Varlet, c’est-à-dire, L’épopée martienne.  Et ceci n’a été que le commencement.

Vindex « Le vengeur ». Partie II

Continuation…

« Je possédais un superbe chat, gris cendré, tacheté de feu: — le «Vindex» d’aujourd’hui est sa réplique, du moins quand au pelage, car l’autre était fort doux. Je le chérissais. Parfois je le serrais entre mes bras, avec des élans convulsifs, dans le trouble d’un sentiment informulé, que je devais plus tard reconnaître avec effroi, en étreignant une femme, à l’heure de l’amour… Perversion? Folie? Certes! Mais n’est-ce pas là, plus ou moins, le cas de tous les enfants, d’après Freud? Sans parler des hommes, bien entendu…

« Avec effroi, ai-je dit; car dans ces crises démentielles qui me faisaient connaître une libido privée de son support normale d’érotisme, des impulsions sauvages, complémentaires en quelque sorte, se mêlaient au désir amoureux. Une hantise de férocité montait en moi — des profondeurs ataviques où le fauve contemporain des mammouths, il y a cent mille ans, joignit au désir de l’amour la soif du meurtre, comme d’une possession plus complète et définitive… Oui, je me sentais envahir par une âme étrangère, par une volonté farouche qui me crispait les doigts sur le cou de mon chat, et m’inspirait le désir soudain et brûlant de l’étrangler.

« Et alors, comme pour justifier ce désir, la méchanceté du monde m’apparaissait, dans un vertige: — la coalition ennemie de mes pseudo-semblables me tordait d’une précoce révolté contre l’humanité; et, la durée d’un instant, je croyais presque tenir entre mes mains l’objet de cette inexpiable rancune.

« Mais l’abandon confiant de la bête, qui croyait à un jeu, et son ronronnement sous l’étreinte, me rappelaient vite à douceur habituelle, et luttant contre le cauchemar, je me délivrais de l’emprise assassine, desserrais mes muscles roidis par la volonté étrangère; puis, avec un baiser frénétique parmi la fourrure chaude de mon ami — mon seul ami — je rejetais à terre le chat, et pour m’épargné une tentation nouvelle, le renvoyais d’un coup de pied, violemment.

« A la suite de ces crises, c’étaient des explosions de larmes, des repentirs désespérés… Ou bien, dans l’exaspération de la rage insatisfaite, je me prenais à moi-même, me mordais le bras, me tailladais la peau, à coup de canif…

« Un jour, où une punition injuste, en classe, m’avait frappé, au lieu de l’hypocrite coupable, que soutenaient les rires lâches de tous nos condisciples, je revins du collège, tordu de révolte, et soulevé par un vertigineux désir — de me trouver seul, croyais-je, seul dans ma chambre avec mon confident familier… Mais la porte à peine refermée et l’animal entre mes bras, je me sentis envahi par le désir pervers.

« Cette fois-là, ce fut soudain et irrésistible. La volonté étrangère — la volonté de mort — me posséda, sans même le prélude habituel de câlineries amoureuses qui semblaient le faire naître, au contact de la fourrure chaude. Avec la fatalité des gestes qui nous imposent certains rêves où l’on se regarde agir, j’arrachai le tapis de la table, emmaillotai le chat confident joueur dans l’étoffe que je nouai autour de son cou — et, de toute ma force, je serrai… Ah! quel souvenir! Je sens passer le froid de la mort et du désespoir, à revivre la minute abominable… Le chat avait la tète dégagée, et je le regardais dans les yeux, à bout de bras, tandis qu’il suffoquait, sous ma pression rigide. Il comprenait, enfin. Une sorte de hurlement rauque, un râle étouffé, qui me résonne encore aux oreilles, s’échappait de sa gueule béante, aux moustaches hérissées, dans une grimace de douleur atroce. Ses yeux exorbités, aux pupilles énormes, avaient un regard humain… Je serrais toujours — ou plutôt non: une force étrangère serrait, à l’aide de mes muscles. Quelqu’un en moi, jouissait atrocement de sentir sous mes doigts craquer les cartilages et les os du cou mince, et sursauter dans le plis du tapis les spasmes du misérable agonisant… Quelqu’un… Mais un autre, le vrai moi, défaillant d’horreur, à voir dans les prunelles dilatées s’élargir l’épouvante de la mort et el reproche infini… Ah! ce noir regard de mon compagnon aimé, de mon seul ami, qui mourait, assassiné par moi!…»

Gaschart baissa la tête, et voilà son visage, de sa main où la «poupée» blanche se teignait de rouge. Il se tut plusieurs minutes, frémissant. Mais l’un des chats restés dans la pièce bondit soudain sur ses genoux et s’y leva, l’œil en coulisse. Calmé, eût-on dit, par cette présence, le poète se redressa, et tout en flattant l’animal, reprit:

« Le trépas de ma victime n’avait point épuisé les énergies farouches: elles continuèrent à me posséder, et j’allai jusqu’au bout de mon rôle. C’était l’hiver; un grand feu de houille flambait dans la cheminé: je démaillotai le cadavre inerte, lourd et mou, le jetai dans les flammes, et l’y regardai brûler, longuement… Il ne resta de l’aventure que quelques débris d’os calcinés, très blanc, parmi les cendres.

« Dès lors, ma libido criminelle disparut. A quinze ans, j’avais satisfait l’ancêtre farouche ressurgi des profondeurs ancestrales — ressurgi en ma personne à la vie éphémère. Et il retomba, pour jamais, au non-être. Mais dans ma solitude d’âme que rien n’a pu rompre, loin de s’atténuer et pâlir, la mémoire de mon crime et revenue me hanter chaque jour. Depuis cette époque, je souhaite en vain une expiation. Ma «manie» des chats n’est qu’un moyen d’alléger mes remords: quand je caresse un chat, je me sens presque pardonné: j’oublie. Mais si je suis privé de leur société, en exemple — et je voyage le moins possible — le souvenir me harcèle et me fais horreur… C’est enfantin, je l’avoue; ridicule; mais je n’y puis rien: mon imagination me damne, pour l’éternité, à cause de cet assassinat. La mort seule… Si je payais de ma vie, alors seulement je me croirais sauvé. C’est dans ce désir fou que j’ai nommé «Vindex» mon agresseur de tantôt. Mais quelle apparence qu’un chat bien traité se fasse jamais, au delà d’un coup de griffe, le vrai vengeur de son sosie assassiné? J’ai encore ma raison, malgré tout, et je n’ose espérer que «Vindex» grandira, lui aussi, à l’égal de mon remord, et, devenu tigre, finira un jour pour me dévorer… »

Telle fut la confession de Pierre Gaschart. Malgré son trouble réel, qui me démontrait l’authenticité de l’aventure, je n’y ajoutai que peu d’importance, et ne voulu voir dans son récit qu’une sorte d’amplification poétique… Après un bout de causerie sur d’autres sujets moins lugubres, je laissai notre ami presque rasséréné -et en tout cas sans nul soupçon de sa fin proche. Je partis le lendemain. Faute de temps pour lire les journaux, en voyage, ce n’est qu’hier, à mon retour, que j’ai appris sa mort et lu ton article nécrologique… Mais tu sait, à présent, ce que je voulais dire, tout à l’heure, avec ma «justice imminente»… L’écorchure négligée, la plaie envenimée, le tétanos: la mort — tout cela, ce ne fut pas «l’œuvre d’une fatalité aveugle», comme tu l’as écrit, et comme le public continuera de le croire — ce fut belle et bien l’œuvre d’un «sort artiste», ayant choisi par instrument le chat «Vindex», le vengeur…

Gaschart l’a-t-il compris, dans la lucidité de la fièvre? Le poète a-t-il béni le châtiment qui le délivrait de sa terreur? Est-il mort apaisé, dans la sérénité de l’expiation et cessant de se croire damné par son crime?… Je le lui souhaite, sinon pour la tranquillité de sa vie future, au moins pour la consolation de ses derniers moments.

Théo Varlet.

– Varlet, Théo. “Vindex «Le Vengeur»”. Marseille: Les Cahiers du Sud (Fortunio), Nº 74 — 11ème année, Décembre 1925: 824-830.