Nous avons vu, dans le billet précédent, comment Roger Salardenne, dans son ouvrage intitulé Un mois chez les nudistes (1), présentait Théo Varlet comme étant l’un des précurseurs du naturisme en France, et cela bien avant que les premiers mouvements nudistes ne fassent leur apparition en ce pays.
Un mois chez les nudistes, dont le sous-titre était Nouveau reportage en Allemagne, eut évidemment un profond retentissement au pays des teutons. Une transposition en langue allemande en charge d’un dénommé Max Barpens ne se fit pas attendre (2). Elle était enrichie d’une préface et d’un épilogue du Dr. Adolf Koch ainsi que d’un chapitre supplémentaire où, en mode de conclusion, Roger Salardenne déclarait s’être laissé gagner par la cause de la «Nacktkultur» dans les termes suivants:
“Un an s’est écoulé depuis l’écriture de ce livre. Encore une fois, je suis en Allemagne. Mais, cette fois, ce n’est pas le journaliste qui s’y rend, cette fois, c’est un partisan enthousiaste de la culture de la nudité qui rend visite à ses amis de l’autre côté du Rhin… L’année dernière, j’étais tout simplement désireux de m’orienter sur un mouvement qui, bien sûr, m’était déjà très sympathique. Cette année, je suis plus que juste un sympathisant, car maintenant je pratique non seulement la culture de la nudité, mais en fais aussi la plus vive des propagandes”. (3) (4)
Adolf Koch, à qui Roger Salardenne consacrait déjà l’intégralité du deuxième chapitre de la version originale de son livre, a été l’une des figures majeures du naturisme dans l’Allemagne des années 1920 et 1930. Sa doctrine de la nudité avec, comme pilier central, l’exercice physique à nu, était pour lui le point de départ d’une nouvelle société plus ouverte et progressiste, du moins en ce qui a trait à ses aspects moraux, sexuels et physiques. Accusé de s’être trop rapproché des politiques eugénistes lors de l’avènement du Troisième Reich -il s’est déclaré en faveur de la biologie et l’hygiène raciales- il n’est pas moins vrai que le régime nazi a fini par clôturer son organisation après avoir tout d’abord essayé inutilement de l’instrumentaliser.
Le nudisme pratiqué par Théo Varlet et dont il prônait les vertus se trouvait, pour sa part, à l’opposé de celui qui semblait faire fureur en Allemagne. À caractère purement hédoniste, il l’exerçait en totale liberté et indépendance hors les clubs et groupements naturistes qui, ayant toujours tendance à «enrégimenter» et manipuler ceux qui en font partie, allaient à l’encontre de son individualisme farouche. Ceci ne veut pas dire, pour autant, qu’il le pratiquait toujours seul ou en l’unique compagnie de sa femme: “…Sans avoir jamais fait ce qui s’appelle du prosélytisme, l’exemple n’a pas été perdu, et j’ai provoqué un certain nombre d’adhésions directes -sans compter les autres- dans le cercle de mes amis et relations”. (5)
Cependant, se mettre à nu n’était pas le but ultime poursuivi par Théo Varlet. Le désencombrement vestimentaire n’avait pour lui d’autre finalité que celle d’éliminer les barrières entre l’enveloppe corporelle et les caresses bienfaitrices de l’Astre-Roi. Car Théo Varlet était, avant tout, un amateur de «soleillades» (vocable occitan voulant dire «rayonnement du soleil» et dont il élargit la signification en lui attribuant la nouvelle acception d’«exposition aux rayonnements du soleil»). Les sensations, parfois brutales, provoquées par l’ivresse dû à ces «soleillades» sont bien présentes partout dans l’œuvre de Théo Varlet. Elles sont surtout à l’origine d’une série de compositions poétiques où “la soif de volupté et de plaine vie aboutit” (6) en “une sorte d’hymne au Soleil (…) qui fait refleurir (en lui) les mythes primordiaux” (7). C’est le cas du poème intitulé «Soleil» dont une grande partie est reproduite dans la version française d’Un mois chez les nudistes à l’intérieur du discours de Varlet prononcé aux Rosati d’Amiens en 1928:
…Et voici: le soleil se réfracte en ma chair;
Et l’atomique émoi de l’âme élémentaire,
Peut-être ainsi mémorieuse
De l’âge incandescent des vieilles nébuleuses,
Suscite, extase obscure au tréfonds de mes nerfs,
La volupté sans nom des cieux originaires.
Soleil! ravis mon beau cœur vierge,
Libre d’amour, et de tristesse, et de désirs humains;
Soleil, frère éternel, submerge
Mon cœur dans la splendeur de tes rayons divins!
Plus ardent que les épidermes furieux,
Plus profond que les fols accouplements de lèvres,
Plus vaste que la mer toxique des ténèbres,
Je m’abime, Soleil, en ton baiser de feu!… (8)
“Mais nulle part, la ferveur du poète n’attendra un degré plus intense que dans «Soleillade». Il y a plus qu’une communication ardente avec la puissance régénératrice, plus qu’une simple reprise de fluides magnétiques; tout pénétré de la force solaire, le poète se sent lui-même devenu un dieu, et ce rayonnement qu’il reçoit, il le dispense à son tour, à la Terre «chair universelle» que son étreinte embrasse” (9):
Je te conquiers, ô Fille antique du Soleil!
Chair,
Mon ivresse de faune affolé de lumière
Caresse, à tes contours fauve-ondulants, la mer;
O Terre, Chair essentielle, je te baise,
Et t’infuse, ébloui de cosmiques genèses
Tout le ruissellement nuptial du Soleil. (10)
La traduction allemande de Max Barpens est amputée de toute référence à la «poésie solaire» de Théo Varlet empêchant, de cette façon, le lectorat allemand de bien saisir le caractère particulier du naturisme auquel il s’adonnait avec autant de joie. Elle est plutôt vouée à mettre en évidence la fonction sociale des mouvements naturistes qui se développaient en Allemagne à ce moment-là. Dans ce sens, la doctrine d’Adolf Koch cherchait à atténuer la marginalisation à laquelle étaient condamnés les membres des classes ouvrières allemandes par l’instauration d’une discipline menant à la connaissance et la maîtrise du corps et, par ce fait, de l’esprit. Il est aisé de comprendre que le régime nazi ait essayé de se l’approprier à des fins dont nous connaissons tous les affreuses conséquences.
Ces deux prisses de positions philosophiques autour de la nudité partageaient nonobstant une volonté qui leur était commune, celle de s’opposer fermement à une conception bourgeoise de la vie et aux sociétés des gens bien-pensants. Le corps nu choque; sa seule image constitue déjà un puissant moteur de changement social. C’est peut-être dans ce sens qu’il faut expliquer la publication en 1932 d’Un mes entre desnudistas (11), la version en langue espagnole d’Un mois chez les nudistes. Parue à Barcelone en 1932, et en tout point identique à la version originale française, Un mes entre desnudistas est un bel exemple de l’intérêt alloué par la partie plus progressiste de la société catalane et espagnole de l’époque aux idées nouvelles qui parcouraient l’Europe.
“Je serais très curieux de voir aujourd’hui -se demandait Théo Varlet en 1929- les débuts sociaux de ce sport, qui ne saurait manquer, sauf cataclysme de notre civilisation, de se généraliser… peut-être pas jusqu’au nudisme intégral: 1900 ans de préjuges sexuels chrétiens ne se biffent pas en un jour! mais qui sait pourtant?” (12). Et pourtant ce cataclysme eut bien lieu. En Espagne d’abord, où le soulèvent militaire du général Franco mis fin à la courte aventure de la Deuxième République Espagnole, et en Europe, presque au même moment, avec l’emprise d’Adolf Hitler et du Parti Nazi sur l’Allemagne et le déclenchement de la Deuxième Guerre Mondiale.
Le soleil est bien revenu après cette période funeste et demeure positionné très haut sur nos têtes. Les temps ont changé et avec eux les mentalités, du moins dans cet occident dans lequel nous vivons. Il reste à espérer que, cette fois ci, aucun corps étranger ne viendra pas l’éclipser.
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1- Salardenne, Roger. Un mois chez les nudiste. Nouveau reportage en Allemagne. Paris: Éditions Prima, 1930.
2- Salardenne, Roger. Bei den nackten menschen in Deutschland. Übersetzung Max Barpens. Verlang/Leipzig: Ernst Oldenburg, 1930.
3- Ibid.: 146.
4-Ibid.: 146. Texte original en allemand: “Ein Jahr ist vergangen seit der Niederschrift dieses Buches. Wieder bin ich in Deutschland. Aber dieses Mal ist es nicht der Journalist, der reist, dieses Mal ist es ein begeisterter Anhänger der Nacktkultur, der seinen Freunden jenseits des Rheins Besuch abstattet… Letztes Jahr war ich nur begierig, mich über eine Bewegung, die mir freilich auch damals schon sehr sympathisch war, näher zu orientieren. Dieses Jahr bin ich mehr als nur ein sympathisierender, denn ich übe jetzt nicht nur die Nacktkultur praktisch aus, sondern mache auch lebhafte Propaganda dafür”.
5- Salardenne, Roger. Un mois chez les nudiste. Nouveau reportage en Allemagne. Paris: Éditions Prima, 1930: 174.
6- Varlet, Théo. Aux libres jardins. Précède d’une étude par Joseph Billiet. Amiens: Edgar Malfère, 1922: 14.
7- Jeanroy-Schmitt, André. La poétique de Théo Varlet. Lille: Mercure de Flandre, 1929 : 68.
8- Varlet, Théo. Aux libres jardins. Précède d’une étude par Joseph Billiet. Amiens: Edgar Malfère, 1922: 35. Extrait du poème «Soleil» .
9- Jeanroy-Schmitt, André. La poétique de Théo Varlet. Lille: Mercure de Flandre, 1929 : 80.
10- Varlet, Théo. Paralipomena, Paris: Les éditions Crès et Cie, 1926: 28. Extrait du poème «Soleillade».
11- Salardenne, Roger. Un mes entre desnudistas. Nuevo reportaje en Alemania. Traduction de Isidro Maltrana. Barcelona, Antonio López, 1932.
12- Salardenne, Roger. Un mois chez les nudiste. Nouveau reportage en Allemagne. Paris: Éditions Prima, 1930: 177.
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