Le nom de Théo Varlet est surtout associé aujourd’hui à la littérature française d’anticipation, domaine dans lequel on le reconnaît, de plus en plus, comme l’un des précurseurs. Il y a nonobstant une discipline dans laquelle il l’a été tout autant et dont la pratique serait d’ailleurs en rapport très étroit avec son éternelle quête de liberté et d’évasion. Nous nous referons au naturisme, activité qui a profondément marqué, d’une façon ou d’une autre, une partie non négligeable de sa production littéraire.
D’après le propre témoignage de Théo Varlet, ses débuts nudistes remonteraient à l’année 1905. C’est ce qui nous apprend Roger Salardenne dans son livre Un mois chez les nudistes. Nouveau reportage en Allemagne, publié par les Éditions Prima en 1930 comme un complément à un premier ouvrage intitulé Le culte de la nudité, paru une année plutôt. La tradition véhiculant l’idée que les doctrines nudistes aient fait leur apparition en Allemagne, Salardenne s’affaire à démontrer, à l’appui de deux lettres et de quelques extraits tirés d’un discours de Varlet aux Rosati d’Amiens, que “Le mouvement nudiste français ne s’était pas inspiré de la libre culture allemande et que nous avions en France des précurseurs du naturisme ignorant l’existence de la doctrine en Allemagne”. (1)
“Comme l’attestent encore mes poèmes «Solaires» de cette époque -fait-il la remarque à Roger Salardenne-, j’avais déjà, vers 1905, redécouvert pour mon propre compte, et mis en pratique les longues expositions au soleil du corps à l’état nu, avec ou sans bain” (2). “Tous mes amis savent que depuis vingt-cinq ans je pratique, en sus de bains, la soleillade autant que le permettent les circonstances, sans encombrement vestimentaire; et les lecteurs familiarisés avec mon œuvre poétique doivent être également fixés sur mon opinion et mes tendances à cet égard”. (3)
Par souci de vérité autant que d’honnêteté, Varlet tient cependant à préciser qu’il ne voudrais pas accaparer un honneur qui, légitimement, ne lui revient pas de façon absolue: “Bien que le nudisme -le naturisme ou n’importe que vocable- fut prêt en moi à éclore sous le moindre prétexte, je dois reconnaître que l’impulsion me vient d’un initiateur, qui déjà pratiquait fervemment le culte du Soleil”. (4) L’identité de cet initiateur et les circonstances de sa rencontre seront largement évoquées lors de sa conférence aux Rosati d’Amiens prononcée en 1928:
“Il fallut, en 1905, un séjour d’été dans le Midi, et surtout la rencontre que je fis alors d’un intrépide marcheur à pied, pour décider de ma vocation de chemineau amateur ou du moins pour me révéler à moi-même et me faire sentir que je devais opérer par ce moyen une nouvelle conquête des paysages. Il y a des réactions chimiques où tous les éléments ont beau être réunis, ils demeurent inertes dans les conditions normales: il faut pour provoquer la réaction, les mettre en présence de certains corps que l’on nomme «catalyseur» … Nicolas Dragoumis fut mon catalyseur.
Vague étudiant, peintre à ses heures, mais n’aimant en réalité que deux choses au monde: le soleil et les grandes routes, ce Grec devait avoir le philosophe cynique Diogène parmi ses ancêtres. Je le revois, homme-salamandre, maigre et souple, avec sa figure osseuse et recuite, tel un vase antique d’argile rouge…
Lorsque mon ami le peintre Jean Baltus me le présenta dans la gare provençale de Graveson où je débarquais sous un formidable soleil le 15 août, Dragoumis revenait d’une “petite balade” de trois semaines à pied… La découverte du Midi l’été eût été incomplète pour moi sans la présence de ce singulier personnage, qui incarnait la flamme ardente et le culte, la religion, presque, du soleil.
A trois, lui, l’ami Baltus et moi, nous partions de grand matin, pour traverser la montagnette, rochers blancs veinés d’ocre, brousse odorante de thym, lavande, romarin, et gagner, à une quinzaine de kilomètres, Pont d’Aramon, aux bords du Rhône… Et là, étendus sur les digues désertes du fleuve, entre les séances de nage, nous restions des longues heures à nous imbiber de soleil.
Le soir, lorsque venait l’apaisement après la calcination diurne, Dragoumis emportait sa guitare, et avec l’ami Baltus nous allions, à quelques cents mètres du mas, nous assoir au bord de la route blanche, blanche au clair de lune comme de la poudre de riz…” (5)
On serait porté à croire, à la lecture surtout des premières lignes de cette conférence prononcée aux Rosati d’Amiens, que le goût des soleillades n’ait été présent chez Théo Varlet qu’à partir de cette heureuse rencontre avec Nicolas Dragoumis. La vérité c’est qu’il l’était déjà, à l’état embryonnaire du moins, depuis qu’il quitta Lille pour aller s’installer sur les rives de la Mer du Nord:
“Fils du Nord, et n’ayant guère connu les bains jusque-là que sur nos plages, dans les eaux limoneuses de la mer du Nord ou de la Manche, c’était pour moi une véritable initiation. Naturellement il m’était arrivé, au sortir de l’eau, de rester nu au soleil pour me sécher, dans le calme d’une belle journée, ou de faire un temps de galop sur le sable, dans l’enivrante flagellation du grand vent d’ouest; me je n’avais jamais senti que confusément l’attrait merveilleux, la grandeur du baiser solaire. Il me restait à constater dans ma chair, à vivre par moi-même ce qui n’était encore que des idées littéraires: la mer créatrice de la vie primordiale, le soleil père de la vie sur notre planète; tout l’élan intuitif des mythologies vers le soleil divin, retrouvé dans mon âme de feu saturant la sieste offerte en holocauste, pénétrant toutes les cellules du corps, se transmuant en lyrismes poétiques…” (6)
Il va sans dire que ce rapport à nu entre homme et soleil était toujours perçu, jusqu’à il n’y a pas longtemps, comme étant un comportement scandaleux sinon fortement transgressif. Il est analysé dans un contexte temporaire beaucoup plus large, quoique topographiquement plus limité, par l’anthropologue français Jean-Didier Urbain dans un curieux essai intitulé Sur la plage. Tous les détails sur l’évolution historique des relations entre les hommes et la mer sur cette étroite frange de territoire qu’elle partage avec la terre y sont exposés. De territoire de pêcheurs suggérant la crainte, voire la répugnance, le bord de mer devient lieu “de “«balnéarisation» primitive” (7), puis de villégiature, avant de se transformer en une sorte de lieu de culte où le baigneur contemporain, ludique et jouisseur, offre son corps à l’eau salée et au soleil. Cette misse en contexte est nécessaire afin de bien comprendre le caractère «héroïque» qui définit l’attitude de ces naturistes d’avant l’heure qui, en Allemagne, en France, ou n’importe où ailleurs, ont été les devanciers de ces tribus de touristes qui, aujourd’hui, déferlent sur les côtes ou envahissent les campings pour se faire bronzer la bedaine.
Jean-Didier Urbain est bien au courant du passé nudiste de Théo Varlet, à qui il applique le qualificatif de “véritable Robinson de l’Île du Levant” (8). Il a lu l’ouvrage de Roger Salardenne et se sert de certains passages afin d’illustrer l’état des choses avant que cette religion du soleil ne trouve ses légions d’adeptes parmi les membres des générations nouvelles: “...Theo Varlet se bronze à l’Île du Levant dès 1909 et ce n’est qu’à partir de 1945 que revenir bronzé «d’un séjour à la plage est un vrai snobisme»… Le «ton de peau», dit Théo Varlet, choque. Il choque bourgeois et hygiénistes parce que «le discours médical sur la blancheur du teint, signe de santé, perpétue surtout la morale aristocratique de l’oisiveté ostentatoire»… Bronzer, c’est rétrograder, non seulement socialement mais humainement. Bronze vivant, l’homme bronzé est aussi fantasmé, scandaleux bâtard du «singe nu» et du soleil, comme un être dégradé dont la peau, objet d’une pigmentation inversée, évoque l’hideuse animalité de l’homme noir, la régression et l’ensauvagement auxquelles conduit l’impudique exposition du corps à la lumière”. (9)
«Christianisme hypocrite», dû s’écrier Théo Varlet en observant le continent depuis son Éden particulier des Îles d’Hyère. Un paradis terrestre où il lui est permit d’admirer, “hors des hardes civilisées”, la “splendeur des chairs” de sa compagne, dont le ton doré “exaspère l’outremer du ciel et l’indigo de la mer” à un point tel qu’il ne peut pas s’empêcher d’exclamer: “Te voilà pure, ainsi, comme une déesse de marbre, et plus parfaite d’être vivante et mobile dans la lumière…” (10). Livrés “à l’incubat sacré du soleil”, “volontairement retournés à la simplicité primitive, le long de mers originaires de la vie”, ils absorbent “la joie de la Lumière, que tu prodigue au monde épanoui sous tes rayons… ô Père universel de la vie planétaire, Source et Origine de nos destins, lieu et foyer de toute vie concevable…” (11)
Lorsqu’en 1939, Félix Lagalaure fait le bilan de la vie et l’œuvre de Théo Varlet, il prend le soin de proclamer la partie de gloire qui lui revient: “il eut la joie de voir triompher sur les plages et dans les villes maritimes, la nudité païenne, de voir avant sa mort cette réalisation qu’il rêva”. (12)
♠
(1) Salardenne, Roger. Un mois chez les nudistes. Nouveau reportage en Allemagne. Paris: Éditions Prima 1930: 173.
(2) Ibid.: “Première lettre à Roger Salardenne”:174.
(3) Ibid.: “Deuxième lettre à Roger salardenne”: 176.
(4) Ibid.: “Deuxième lettre à Roger salardenne”: 176.
(5) Ibid.: “Conférence sur les voyage à pied de Théo Varlet aux Rosati d’Amiens, 1928”: 178-182.
(6) Ibid.: “Conférence sur les voyage à pied de Théo Varlet aux Rosati d’Amiens, 1928”: 180
(7) Urbain, Jean-Didier. Sur a plage. Mœurs et coutumes balnéaires (XIXe-XXe siècles). Paris: Éditions Payot et Rivage, 2002: 123.
(8) Ibid.: 185.
(9) Ibid.: 189, 190.
(10) Varlet, Théo. Aux Îles Bienheureuses. Grasse: Éditions de l’Artisan, 1925: 22.
(11) Ibid.: 33.
(12) Lagalaure, Félix. Thèo Varlet. Sa vie-Son œuvre. Paris: L’amitié par le livre, 1939: 34.
Commentaires récents