Le peintre Jean Baltus faisait don à Malcolm MacLaren de son exemplaire de Poèmes choisis. 1906-1911 le 2 juillet 1938 à Burdford, Angleterre, ville où l’écossais résidait à cette époque. Théo Varlet devait s’éteindre a peines trois mois plus tard après une longue agonie causée par une maladie incurable contractée bien des années auparavant. Malgré le fait qu’il a dû la lui remettre en main propre, tel que le lieu indiqué dans l’ex-dono porte à croire, Baltus éclaircit sa décision par cette lettre manuscrite signée à la même place, deux jours plus tard, le 4 juillet 1938 :
Burford 4 juillet 1938 (1)
Mon cher Mac Laren,
C’est avec plaisir, que je vous fais don de ce précieux recueil de “Poèmes choisis” de notre amis Théo. J’arrive à un âge qui sans peser sur mes épaules (par faveur spéciale de la Destinée) est toutefois inscrit sur le cadran du compteur de ce “brave” taxi (le châssis est solide, et grâces en soient rendues aux auteurs de mes jours!… – au taxi – dis-je, qui m’emporte trop vite, vers la Gare du “Grand Départ”.
C’est pourquoi, je songe d’avance (et il n’y a pas longtemps que cela m’arrive), à préparer ce départ à 57 ans! – Chaque année – chaque jour même (est) sont devenus de faveurs, des primes à notre bonne volonté, à nos efforts de dépasser toujours un but atteint (par quel mystérieux distributeur de Billets d’Existence?…)
Au moins, Théo, vous, moi, tant d’autres! n’attendent pas, en fainéant et avec ennui, le Rapide de la Mort dans une puante salle d’attente. Nous arpentons le quai et comme tout nous intéresse passionnément dans le spectacle de la vie, nous n’entendons pas qu’on crie: En voiture! et nous manquons le train!
Mais arrivés à l’âge “Brohou” supposons, de 80 ans… une manie d’exactitude risque de s’emparer de nous… À cet âge, en France du moins, le voyageur nonagénaire arrive au moins une heure d’avance à la gare. Alors, il ne manque pas le train, et vous devinez le reste: c’est justement ce train-là qui déraille!!!
Un bibliophile n’as pas de considération pour un tirage aussi “miteux” que celui des “Poèmes choisis” 1906-10. Je le fis remarquer à Théo en 1910 mais je devinais ses raisons: la gêne…, cette compagne imposée à maints écrivains et artistes – milliardaires et inimposables (2) par ailleurs. Et le relieur à qui je confiai ce volume à Paris, s’excusa de n’avoir pu mieux le relier car il ne se laissait pas aisément manier. Cet exemplaire est complet avec sa couverture blanche.
Mais si un bibliophile a du dédain pour un pareil tirage, vous, Mac Laren et moi, n’en tenons pas compte. Les fleurs n’ont-elles pas toute leur beauté et leurs plus jolis sourires dans de vases grossiers voire dans des boites de conserves? Et pour finir, que DIEU nous conserve!
Burford, ce 4 juillet 1937 (3)
Quel beau document que cette lettre imprégnée de tant de nostalgie! Elle est, en fait, l’expression d’une métaphore de la vie; de la sienne propre et de la de ceux qui, comme Varlet, MacLaren et « tant d’autres« , ont choisi de tenir d’une main ferme les rênes de leurs existences tout en assumant d’être confrontés aux aléas de leurs destinées. Des symboles tels que le chemin de fer et le train constituent des images largement utilisées au moyen desquelles les êtres humains cherchent à transmettre une représentation du cours et le sens de leurs vies. Baltus voit la vie comme étant une expérience spirituelle positive, un voyage exploratoire du monde et de toutes les merveilles et les gens qu’il contient. La connaissance est le but à atteindre, et pour cela il fixe le regard sur chaque élément du spectacle qui se déploie devant ses yeux tout au long du trajet. La gare aussi est un lieu de découverte. Ce n’est pas qu’un endroit de transite et d’attente, mais le lieu du premier contact avec une nouvelle réalité. À chacun de l’arpenter selon ses désirs et, autant que cela puisse se faire, d’ajourner le départ vers la prochaine gare afin d’arriver à la toute dernière, celle du « Grand Départ », aussi en retard que possible.
Avec la nostalgie liée à l’extrême fugacité de la vie, l’inquiétude est l’autre sentiment se dégageant avec la plus grande force de cette épître. Jean Baltus semble hanté par l’idée de devoir embarquer dans le « Rapide de la Mort » dans un avenir trop rapproché. Cette sensation devait être d’autant plus intense que les années à avenir s’annonçaient très sombres à plusieurs égards. 1938 est l’année des grandes manœuvres diplomatiques entre L’Allemagne et l’Italie d’un côté, est de la France, l’Angleterre et les États-Unis d’un autre. Le jeu diplomatique d’Hitler, tout en étant digne des meilleurs des illusionnistes, ne pouvait plus tromper que les faibles d’esprit et les esprits affaiblis par des lourdes responsabilités politiques et historiques comme ce fut le cas, entre autres, de Neville Chamberlain lorsqu’il prit la décision d’observer la traditionnelle politique britannique de l’apaisement. L’état de santé de Théo Varlet, extrêmement fragilisé et soumis à d’atroces souffrances, laissait lui aussi présager un dénouement fatal. Le cœur n’était plus à la fête ce 4 juillet 1938 à Burford. La tête non plus d’ailleurs, comme nous le montre l’écart d’une année entre la date figurant sur l’entête et celle inscrite en fin de lettre. Né à Lille le 27 novembre 1880, Jean Baltus devait prendre son dernier train huit années plus tard, le 16 décembre 1946, à l’âge de 66 ans. Ses tableaux et photos sont aujourd’hui autant d’instantanées des spectacles passionnants qu’il a eu le bonheur d’admirer en arpentant les quais qui ont jalonné son existence.
De tous les livres et plaquettes publiés par Théo Varlet Poèmes choisis. 1906-1910 est celui qui l’a été en plus petit nombre: 80 exemplaires hors commerce que Varlet a du offrir en cadeau au gré de ses rencontres personnelles et professionnelles. Tirage miteux?… peut-être bien. Mal relié?… certainement. Mais pas du tout méprisé des bibliophiles et surtout pas de bibliomanes. À l’appuis, ces quelques mots de Jules Mouquet avec lesquels je métrai terme à ce billet: “Un tirage exagérément restreint – Bibliophiles, bibliomane, quel prix ne donneriez-vous pas de ces éditions depuis longtemps épuisées !- n’en permis pas la diffusion. Il faut d’autant plus le regretter que ces poèmes, sélectionnés parmi les plus significatifs, honorent et enrichissent les Lettres françaises”. (4)
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1, 3- La bonne date est celle du 4 février 1938.
2- Si ma lecture est bonne, le sens de ce terme m’échappe.
4- Muquet, Jules. “Théo Varlet avant la Guerre”. Lille: Mercure de Flandre (janvier 1925): 18
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