Un dernier trille de Cigales

Il n’est pas du tout étonnant que le poète, porteur du sens du rythme et de la beauté, puisse se montrer sensible au chant de la cigale ou à l’insecte comme tel. Telle émotivité peut être prise pour acquise lorsqu’il est né ou qu’il habite la partie méridionale de la France.

Les Pinèdes et les Garrigues, dont on y associe le chant de la cigale, tout comme les senteurs qui s’en dégagent et les couleurs enivrantes du soleil pendant l’été, sont autant de tentations violentes et presque insurmontables pour l’âme sensible du poète. De la même façon que la cigale s’alimente de la sève des plantes sur lesquelles elle a l’habitude de se percher, l’inspiration du poète se nourrit du suc qu’il arrive à tirer de ces féeries naturelles.

Attribuée à Apollon, la cigale est devenue dans l’antiquité un puissant symbole empreint d’ambiguïté. Si le poète grec « Callimaque (vers 300-240 av. J.-C.) fit de son chant l’emblème de la poésie raffinée (…) — la cigale symbolisait aussi bien le poète que l’attribut des Muses« (1) —, les Romains furent moins sensibles aux charmes de sa mélopée. À cause de “l’alternance de son silence dans la nuit et de ses stridulations dans la chaleur du soleil”(2), ils voyaient en elle la représentation des mauvais poètes à l’inspiration intermittente.

Cigale perchée sur un rameau d'olivier. Source: http://www.point-critique.com/2013/07/la-colline-enchantee.html

Auto-proclamé Roi Cigalier de l’Île du Levant lors de la publication d’Aux Îles Bienheureuses(3) en mars 1925Théo Varlet fit usage de ce titre loin d’être anodin. À l’instar des Félibres, qui firent de la cigale un emblème et un instrument leur permettant d’affirmer leur identité culturelle et linguistique, Théo Varlet souhaita, en donnant toute sa dignité à cet insecte, faire valoir sa qualité de poète, son indépendance d’esprit et son individualité.

Se doter d’une telle couronne durant les semaines que durait son séjour annuel sur les Îles d’Hyères, équivalait pour lui à être le souverain d’un petit royaume oublié des “civilisés” où il régnait en Robinson ou en barbare et ce presque nu. C’était aussi une auto-proclamation à partir de laquelle il revendiquait son appartenance au terroir sur lequel il avait élu domicile depuis bien des années déjà.

Au-delà des impertinences malveillantes des fabulistes que furent Ésope et Jean de La Fontaine, qui donnèrent à la cigale “l’image de la négligence et de l’imprévoyance”, cet insecte, “en raison de son aspect ratatiné et prématurément vieilli”(4), symbolisait aussi l’immortalité “à travers de la triste aventure de Tithon”(5):

Follement amoureuse du beau Tithon (…), Éos supplia Zeus de (lui) accordé l’immortalité. Cependant, Éos s’aperçu vite qu’elle avait omis de demander, outre l’éternité de son amant, son éternelle jeunesse…. L’existence de Tithon, condamné à vivre éternellement, devient alors un supplice. Pour apaiser sa souffrance, Zeus, finalement, intercéda, le transformant en cigale, dont le chant continu devint symbole d’immortalité.”(6)

Dans le texte dont il est question dans ce billet, au titre laconique de Cigales, Théo Varlet met l’accent sur les aspects symboliques de cet insecte liés à la force vitale du soleil et à l’immortalité. Daté du mois de juillet 1935, ce texte parut dans le journal Comœdia le 24 septembre de la même année, soit Varlet, Théo. Aux Îles Bienheureuses. Grasse: Éditions de l’Artisan, 1925. Page-titre.quelques semaines après que les cigales cassidennes de ladite année eurent gardé le silence pour toujours.

Confiné dans son Mas du Chemineau, à Cassis, Théo Varlet se trouvait pris en otage par la maladie, dans un corps qui ne répondait plus aux élans qui avaient toujours animé son esprit aventurier, libre et curieux. Cependant, la vue de la lumière estivale d’Apollon éveillera en lui une irrésistible envie de se rebeller contre son mal et d’échapper ainsi à son étreinte pendant quelques instants. Attiré par le chant en fanfare des cigales, comme le marins le furent jadis par le chant des sirènes, Théo Varlet pénètre dans la foule environnante des plantes et des insectes pour entrer en communion avec le cosmos tout entier, depuis l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment grand.

Livré aux désirs et aux souffrances d’un instant ennobli par le consentement stoïque; inquiet, abandonné, mais volontaire; lucide, armé d’une inflexible droiture qui n’a jamais distrait du but suprême un seul instant…, le Poète, élevé à la Conscience, a acquis de savoir ce que naguère, obscurément, il voyait”(7). Ces mots presque prophétiques, écrits à son intention par Joseph Billiet en 1922, préfigurent cet autre instant suprême où Théo Varlet remémore son passé et s’interroge au sujet de son plus proche avenir. Il chante les cigales, symboles de l’immortalité de l’âme, c’est-à-dire de la Pensé humaine, tout en gardant espoir en la possibilité d’une renaissance future. Belle espérance majestueusement exprimée dans les deux derniers quatrains de son poème intitulé “Éternel retour”(8):

“Le future réveil que j’espère
(Dans un siècle? Dans trois mille ans?)
Dis! Sera-t-il moins éphémère,
Lorsque, nos regards se mêlant,

Sur une rive triomphale,
Nous revivrons ce soir d’été,
Le dernier trille de cigales,
Et ce parfum d’éternité?…”

Théo Varlet et Malcolm MacLaren lors d'une visite de ce dernier au Mas du Chemineau en mai 1935. Collection Francisco Hermosín.

.

CIGALES

“De mon lit, par la fenêtre ouverte a la nativité du jour, j’ai vu le beau matin d’été s’épanouir sur la colline; j’ai vu sur la route les premières autos fuir et disparaître au tournant du monde, vers les libres ailleurs.

C’est l’heure où, dans mon corps infirme et ravagé, la souffrance, engourdie par la nuit, dort encore; c’est heure coutumière de tromper mon malheur et de poursuivre l’illusion littérature, en ses royaumes de papier.

Mais le soleil d’été a tant de force persuasive aujourd’hui, que son appel met en déroute les prudentes sagesses. Je sortirai de ma prison! Et, rassemblant des énergies désespérées, serrant les dents, tendant les muscles — et tant pire pour les suites! — je dresse ma misère, et, tordue, déjetée, ma carcasse, sur des jambes de plomb, cahin-caha s’avance. Hue, la bête!

Cinquante pas à traîner jusqu’au bois. Arriverai-je?… Tête basse, par ce sentier où je n’ai plus passé depuis tant de mois, je fonce dans la foule végétale: folles avoines, scabieuses dégingandées, fenouils odorants, blanches clématites et genêts défleuris, chicorées aux prunelles d’azur ingénu…

Où sont, hélas! les belles herborisations de jadis!…

Ankylosé, rampant, crispé d’angoisse, enfin m’y voici. A l’ombre, sur le tapis d’aiguilles de pin, la bête, à bout de forces, s’abat, se livre au repos; et je puis oublier sa néfaste obsession, redevenir moi-même…

Écouter, plein le bois, grelots d’or célébrant le soleil et l’été: les cigales.

— Ah! mon Île de jadis, mon lumineux royaume des cigales, mon Île bienheureuse! Je ne la verrai plus, jamais plus!…

— Non, non, assez! Assez de cette histoire ancienne, et pas de mesquines jérémiades.

Vraiment, Soleil! ce serait bien la peine d’être resté roseau-pensant par-dessus le désastre du corps, pour ériger son sort en catastrophe universelle et le tirer, lugubre rideau noir, sur le monde que ma pensée embrasse.

Soleil célébré des cigales, la vie est là, les fleurs, les papillons, l’azur…

— Mais pas pour moi! Ah! tant de libres joies sans moi dans la lumière!

— Corps condamné, stupide et geignard égoïste, décidément, tu me dégoûtes. Je divorce de ton odieuse mésalliance.

La chère Iphigénie, menée au sacrifice, considérait de tous ses yeux l’instant suprême, et soupirait devant la mort: «Qu’il est doux de voir la lumière d’Hélios!»

Immortelle jeunesse de mon âme, poète irrassasié en moi, nous ferons mieux. Car nous savons, car nous sentons que la vie hors de moi, c’est encore et toujours moi.

Qu’importe mon sort condamné! L’ivre journée d’été est offerte à la terre, et mes antennes délivrées, je les tends à la vie, amoureusement sous le-soleil.

Avec la coccinelle qui rampait, sur ma main et qui soudain déploie ses ailes, dans la lumière je m’évade, parmi l’hosanna des cigales.

Avec l’espoir humain en chasse par les routes, avec les amoureux dans les sentiers secrets que parfume ce charnel chèvrefeuille, irradie-toi, ma jeune joie; emplis le monde…

Triomphe, ma pensée royale, au-dessus, de ce corps dérisoire; — triomphe mieux encore, et dis : Jamais plus moi, mais toujours d’autres. La Vie est là. Moi défalqué de l’univers, il reste tout.

La Vie, la vie cosmique. Être la joie d’autrui, la joie pure, intrinsèque, des millions d’humains jeunes et sains qui me relaient. La joie future des générations qui vivront après moi sur la terre…

Cigales, célébrez ma belle évasion hors la tristesse et l’égoïsme, en la Vie, en l’ivresse solaire de ce jour d’été!

Théo Varlet

Juillet 1935”

1- Biedermann, Hans. L’Encyclopédie de symboles. Traduction de Françoise Périgaut, Gisele Marie et Alexandra Tondat. Le livre de Poche:
2-Chevalier, Jean/Gheerbrant, Alain. Dictionnaire des symboles, mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs nombres. Paris: Robert Laffont/Jupiter, 2002: 143.
3- Théo Varlet: Aux Îles Bienheureuses. Poèmes précédés d’un frontispice gravé au canif par Lucien-Jacques. Les cahier de l’Artisan. Cahiers Ns 7 et 8.  Grasse (Alpes-Maritimes): Éditions de l’Artisan, 1925.
4- Petit Larousse des Symboles. Sous la direction de Nanon Gardin et Robert Olorenshaw. Larousse 2011:160.
5- Morel, Corinne. Dictionnaire des symboles, mythes et croyances. Paris: Éditions de l’Archipel, 2005: 241.
6- Ibid.: 242
7- Billiet, Joseph: “Théo Varlet. Étude par Joseph Billiet”. Aux libres Jardins. Amiens: Edgar Malfère, 1922: 8.
8- Varlet, Théo. “Éternel Retour”. Paris: L’Age nouveau; Marcelo Fabri directeur. Numéro 8, tome 3, 1re année: 139.

2 Commentaires (+ vous participez ?)

  1. glomacher
    Déc 07, 2016 @ 11:15:33

    Magnifique ! Ton texte est une cigale déployant ses ailes !

    Réponse

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