Continuation à la partie I…
« Quel est le but d’un art? Nous mettre, de façon plus ou moins complète et bien que partant de l’état de veille, dans la disposition de réceptivité qui caractérise le rêve. Ceci, démontrable sans peine dans les autres cas, est surtout évident pour la musique et la poésie. Elles amorcent en nous, par l’excitation répétée du rythme, une sorte de quasi-hypnose, analogue à l’atmosphère du songe endormi, où la conscience survit seule dans le silence organique et porte à un exposant merveilleux la valeur des images où elle s’incarne. Dans l’atmosphère magique crée en nous par l’art poétique ou musical, ce sont les dissonances qui introduisent les images et les accrochent au rythme. Tout l’essentielle de l’art tient dans ce mécanisme. « Catachrèse et répétition », comme le dit très justement le maître esthéticien Jean Royère, à propos de la poésie, dans une formule qu’il est aisé d’extrapoler aux autres arts.
Et n’est-ce pas aussi un rêve, que le cinéma, un rêve spectaculaire et qui tient plus ou moins du paradis artificiel. N’est-ce pas déjà un début d’incantation, que cette salle recueillie, et ce fauteuil, où l’on se trouve à l’abri de la réalité courante et de ses préoccupations défensives; où l’on assiste à la représentation de la vie, au lieu d’y être mêlé; où chacun n’est qu’un centre de conscience abstrait, pour ainsi dire, tendu vers l’écran et sa révélation lumineuse? L’obscurité ambiance, la musique, aident encore à provoquer la « transe » spéciale; et, mieux que le théâtre, lequel exige de la part du spectateur l’effort intellectuel de collaborer à l’illusion scénique, le cinéma enlève ses adeptes à la vie quotidienne et les jette de plain-pied dans le monde mystique et émerveille du rêve. Et là, nous tendons à nous évader de nous-mêmes, pour participer au spectacle des choses, sympathiser avec ces choses, devenir ces choses… vivre en elles une aventure fragmentaire de mille et une destinées incluses en chacun de nous tous, dès le commencement, auxquelles aspira notre adolescence, et que la vie nous a peu à peu contraint à abandonner une à une, de refouler dans l’inconscient, à part celle, unique survivante, seule licite, en quoi nos énergies réalisatrices se sont canalisées.
Art poétique pour tous, le cinéma c’est la lunette magique à nous montrer nos vies non vécues et convoitées plus ou moins obscurément; c’est la fenêtre ouverte, sans effort ni attitude personnels, sur le rêve imposé, infusé par les yeux, orchestré par l’ouïe, offrant ses images toutes créées aux cerveaux incapables de les concevoir par eux-mêmes. Dans les films les plus piètres il y a cette poésie essentielle d’un défilé d’événements qui fouette l’intérêt par une marche fantaisiste, ou qui, même se bornant à réaliser une condensation et une accélération de la vie, stimule l’esprit, en réveille toutes les associations, et le promène à vol d’oiseau sur les spectacles de la terre et sur les possibilités infinies du vaste monde.
Illuminer les pauvres cervelles obtuses et aveugles, qui peut-être sans lui n’auraient jamais rêvé: bienfaisance et charité du septième art…
Il n’y aurait donc qu’à chanter les los du cinéma, générateur de rêves, qui accroît la somme de conscience fleurissant chez les hommes, et qui aide ainsi à justifier un peu plus l’existence de la vie sur terre…
Malheureusement le cinéma es vicié dès son origine par ce terrible appel vers le bas que crée le goût du public… le goût, du moins, qu’attribuent au publique une trop grande majorité de cinéastes, et qu’ils renforcent en y cédant par avance… On va même au-devant, on fournit à ce goût ce qu’il est capable de comprendre t d’aimer tout de suite sans éducation préalable… en un mot, ce qui rapportera le plus.
Le septième art, d’un héroïque effort, se haussera-t-il vers un plan supérieur? Verrons-nous des cinéastes plus nombreux qu’aujourd’hui réagir, imposer au peuple des visions vraiment belles? Ou bien les fadaises lucratives qui flagornent les goûts inférieurs triompheront-elles sur toute la ligne? Pour justifier les craintes à cet égard, il y a la partie réalisation matérielle, d’importance primordiale ici. Un génie désintéressé ne peut pas, en matière cinématographique, s’installer comme le poète devant une feuille de papier blanc, créer de la beauté, et attendre avec abnégation l’heure où elle triomphera aux yeux de tous. On ne peut même pas, sur deux tréteaux et avec quatre comédiens ayant le feu sacré, représenter un film. Il y faut un studio coûteusement organisé pour la prise de vues, du matériel et du personnel à l’infini et par conséquent des commanditaires…
Mais, que de radieuses compositions prennent ou non la place des âneries sentimentales ou clownesques; que l’on voie ou non se multiplier les films documentaires, scientifiques et de voyages, il n’en reste pas moins probable que, dans le pur domaine technique, des surprises nous sont réservées, qui combleraient les lacunes, trop visibles à l’heure actuelle, du cinéma, et en feraient un art plus complet…, un paradis artificiel encore plus magnifique. Tout est possible, dans cet ordre d’idées, avec l’accélération toujours plus vertigineuse de la science appliquée
En attendant, même rudimentaire, nous devons, amoureux de la vie et du rêve, aimer le cinéma qui nous offre une évasion de plus hors les bornes étroites de l’espace et du temps quotidiens, et nous permet la conquête idéale de la vaste terre et des mille possibles qu’il était en nous de réaliser et que la vie, trop unique et trop brève, nous réduit à rêver… » (1)
Théo Varlet
(1) Varlet, Théo. « Gloses marginales ». Le rouge et le noir. Cahier spécial sur le cinéma. Henri Lamblin directeur. Paris: Editions le rouge et le noir, juillet 1928: 76-80.
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