Continuation à la partie II
La correspondance entretenue avec Jules Mouquet, aujourd’hui conservée à la Bibliothèque municipale de Lille, source principale où je suis allé puiser mes informations sur la vie quotidienne de Théo Varlet depuis le déclenchement de la guerre, prend fin à cette date-ci (15 mars 1915) pour ne reprendre qu’en août 1919. Leur échange épistolaire a sans aucun doute dû se poursuivre, mais ces missives ont été égarées ou détruites, Jules Mouquet ayant été lui-même forcé de fuir le nord pour échapper aux dangers de la guerre. Quoiqu’il en soit, son exile semble s’être prolongé jusqu’à la fin de l’année 1915 à en juger par les dates figurant au bas de certains de ses poèmes de l’époque. Gagné par le pessimisme et la nostalgie, le couple Varlet retourne se barricader dans sa regrettée retraite cassidenne, “temple lucide de leur solitude”:
Suprême asile hors l’Histoire irrespirable,
Rustique mas! – de notre vie aux quatre vents,
De notre vie inimitable,
Il ne nous reste plus que tes secrets arpents.
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Libres des vanités et des poursuites creuses,
Abolis les espoirs puérils d’autrefois
Et les ambitions de sacre,
Maîtres des bucoliques joies,
Seuls avec notre amour, nos souvenirs, et l’Art,
Et l’assemblée des nobles convives:
Les livres,
Nous voici plus que rois.
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Notre amour, allié jusqu’aux crocs du néant,
Retrouve en cet éden sa patrie et sa gloire.(28)
Sous le joug de la barbarie, Varlet “désespérait de l’humanité. Jamais elle ne dépouillerait ses vieux instincts, tissu fondamental de la bête humaine. L’intelligence rationnelle et scientifique n’était qu’un accident superficiel, incapable d’aider au perfectionnement moral de l’individu ni des peuples. Et le progrès matériel de l’industrie, avec son idéal rampant et aveugle à tout noble dessein: – « Du bien-être!, encore plus de bien-être! » – n’avait pu aboutir, en fin de compte, qu’à cette faillite, à ce désastre, à ce suicide! ”.(29)
“Enseveli sous l’écroulement d’un monde, écrasé sous des milliers d’atmosphères d’obscurité où foisonnent, grouillants, les monstres de l’envie, de la lâcheté, du mensonge, avec la démence du sang et l’héroïsme horrible du meurtre”(30), le poète est aux prises d’épouvantables visions d’un avenir possible:
Berlin, Vienne, Paris, Londres – l’Europe en flammes –
Illumineront la fête cannibale:
Les tortures pour nous, et le viol pour nos femmes,
Ces vainqueurs-là, moins que leurs maîtres,
Vierges de tous nos sentimentaux préjugés,
N’auront plus rien à ménager…(31)
Le dégoût et le ressentiment, résultats du plus profond désespoir, s’emparent de lui:
Ma solitude, superbe naguère,
A grelotté, infinitésimale,
Dans la démanche universelle de la guerre,
Et le dégoût de vivre a passé sur ma face.
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Je cède, ô Force des choses, Destin infâme!
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Et je renie la surhumaine tâche
(Hier pourtant joyeuse et chère à mon génie!)
De Vivre,
Dernier civilisé, devant leur barbarie.
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– Allons, dégoût universel, à l’abattoir!(32)
Mais la lucidité el le courage reviennent après la crise:
J’ai rejeté le cauchemar couard;
L’accès de fièvre se dissipe
Avec tout le brouillard d’unanimes démences!
Je me réveille, seul contre la barbarie!(33)
Varlet “se retrempe aux sources de la vie primitive, foule avec majesté les retraites sacrées, reprend le contact avec l’âme subtile et forte des choses”(34). Il élargi son moi profond, guète les univers qui se déploient sous ses yeux à travers les lunettes de son microscope et de son télescope. Des mondes allant de l’infiniment petit à l’infiniment grand où la seule et véritable loi, celle de la Nature, est appliquée sans conteste par une “pensée universelle” contre laquelle l’homme se révolte sans cesse au lieu de chercher à à s’harmoniser avec de façon à ce que sa volonté devienne notre volonté. Car plus que tout autre chose, ce qui tourmente le poète, et le philosophe, c’est le triomphe de l’animalité ancestrale sur “le seul vrai privilège de l’homme, sa caractéristique essentielle en tant qu’homme, le signe qui l’élève au-dessus de l’animalité dont il sort”(35): l’intelligence. Car l’intelligence, seule justification à ses yeux de l’existence d’un être tel que l’homme, est “la faculté sublime par laquelle l’Univers cherche à se reconnaître en lui”.(36)
C’est dans ce sens que Théo Varlet rejoint l’humanisme de Stefan Zweig et le pacifisme de Romain Rolland. “Théo Varlet a chanté la Vie Universelle et éternelle dans un ciel panthéiste et pacifique, rendu pacifique par la pensée rationnelle triomphante de l’ordre des choses chaotiques où la règle est: Manger le prochain pour vivre et ne pas être mangé. Il voulut et désira l’esthétique, l’Amour sur la terre et dans les autres astres du Ciel.”(37)
“La Grande guerre causa la mort définitive des certitudes sur lesquelles l’homme occidental, s’identifiant a l’essence universelle de l’homme, avait fondé sa vision de la vie, de l’histoire et du monde. ”(38)
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28- Varlet, Théo. “Asile”. Paralipomena. Paris, Les éditions Crès et Cie, 1926: 60-67
29- Varlet, Théo. Le démon dans l’âme. Amiens, Edgar Malfère, 1923: 67
30- Varlet, Théo. “Théo Varlet. Étude par Joseph Billiet”. Aux libres jardins. Amiens, Edgar Malfère, 1922: 21
31- Varlet, Théo. “Alors”. Paralipomena. Paris, Les éditions Crès et Cie, 1926: 71
32- Varlet, Théo. “Tentation”. Paralipomena. Paris, Les éditions Crès et Cie, 1926: 75-79
33- Ibid.
34- Jeanroy-Schmitt, André. La poétique de Théo Varlet. Lille, Mercure de Flandre, juin-juillet 1929: 108
35- Varlet, Théo. Le démon dans l’âme. Amiens, Edgar Malfère, 1923: 286
36- Ibid.
37- Lagalaure, Félix. Théo Varlet. Sa vie-Son œuvre. Paris: L’amitié par le livre, 1939: 37.
38- Gentile, Emilio. L’apocalypse de la modernité. La Grande Guerre et l’homme nouveau. Paris, Aubier, 2010: 354
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