Théo Varlet connaît un début d’année 1928 très difficile à Paris. Si “matériellement, c’est satisfaisant – vu les commandes de traductions obtenues”(38), il se montre profondément désenchanté face aux échecs rencontrées tout au long de ses démanches. Son bilan est clair:
“…c’est la faillite des prévisions que j’avais présomptueusement échafaudées. Il est fort possible que, pour finir, je m’en retourne avec mes trois manuscrits de Christus dans ma valise – un refusé au Figaro (car Patin, s’il fixe hypothétiquement sa parution à mars, ne l’a toujours pas lu), un refusé à la NRF (pas encore de réponse) sans compter le 3ème encore entre les mains du farceur Noel Sabord, complice de l’hyper-farceur Fréderic. Je n’ai plus de nouvelles de l’un ni de l’autre depuis plus de 15 jours, et ne les désire pas; je me contenterai d’aller récupérer mon MS, les derniers jours”(39).
Malgré le fait que Patin lui assure qu’il a passé le manuscrit de Christus Vincit à un nouveau lecteur et qu’il lui “rendra réponse bientôt”(40), Varlet partira de la Ville lumière sans aucun succès:
“Rien décidé à la N.R.F. pour C.V. Pas vu Lefèvre qui ne répond pas à mes demandes de rendez-vous, depuis 10 jours. Quant à Sabord, je lui redemanderai simplement mon MS (qu’il n’a pas dû ouvrir) pour essayer de le faire lire chez Michel…”(41)
Nouvellement installé à Cassis, les mauvaises nouvelles ne tarderont pas à lui arriver:
“Les deux copies de CHRISTUS qui étaient, l’une à la NRF, l’autre á la Nouvelle Société d’Éditons, m’ont été retournées avec des excuses toutes honorables”(42).
Il se laisse gagner par le désarroi:
“…j’ai bonne envie de classer au grainier une fois pour toutes ce manuscrit de malheur. Ça fera un inédit pour plus tard…”(43).
Et lorsqu’il prend du recul une triste constatation lui apparaît en pleine figure:
“Je ne suis pas encore là de gagner «ma vie» avec des œuvres personnelles, même adaptées au goût du public”(44).
Il importe maintenant d’empêcher autant que possible la circulation des rumeurs concernant son fiasco; il fait savoir ainsi à Jules Mouquet:
“Vous agissez confortablement à mon désir, en ne publiant les échecs de Christus. Je laisse croire également à ceux qui m’interrogent, que «ça marche», lentement comme il sied, mais sûrement. Si le bouquin paraît un jour, ils verront bien quel éditeur”(45).
Car sa situation économique précaire ne lui permet pas de jetter l’éponge. Il pense alors aux éditions Taillandier:
“Ce sera ma dernière ressource. Car là, ils prennent «tout», me dit Postif(46), qui est plus familiarisé que quiconque avec les éditeurs parisiens. Je l’ai mis au courant (en partie, et lui demandant la discrétion…) des échecs rencontrés chez Plon et à la NRF. Et je lui demande d’essayer de placer le MS, aux mêmes conditions businesques qu’il place certaines de mes traductions. Par ailleurs, je tente la chance, avec un autre MS (car sur les deux il y aura sûrement un refus au moins) chez Albin Michel. Il va sans dire que je ne compte plus sur le Figaro. Patin fait le mort, et je ne lui demande rien. Cette copie peut dormir là sans inconvénient, pour le moment” (47).
Il ne pourra pas non plus compter sur Albin Michel car cette maison d’édition lui refusera aussi la publication de son ouvrage:
“A. Michel n’as pas traîné à me répondre au sujet de “Avant la nuit barbare” (C.V.). Refus, comme de juste”(48).
Un mois plus tard, le 15 avril 1928, les nouvelles transmises à Jules Mouquet continuent d’être catastrophiques:
“Normandy(49) m’avait promis de veiller, chez Michel, à ce que la décision ne traînât point. Et en effet, j’ai eu réponse en moins de 15 jours. Le refus de Michel semble avoir piqué d’honneur ledit Normandy, qui s’offre à présenter le manuscrit chez Flammarion, en le recommandant spécialement au lecteur, Marcel Berger, son ami, dit-il. Il s’engage à «faire tout pour que ça réussisse»”(50).
C’est peut-être son indépendance farouche qui le pousse à dire au sujet de Georges Normandy:
“Bien que je perçoive nettement la dose d’humiliation qu’il y a à devoir une «éventuelle» acceptation à un Normandy, j’ai accepté son offre – «à charge de revanche», ai-je très nettement spécifié; j’en serai donc, si cela se fait par lui, pour quelque apologie de Normandy. Couleuvre à avaler”(51).
Le destin voudra que ce soit précisément lui, Georges Normady, qui soit appelé à être l’éditeur de Cristus Vincit, mais pas en volumes, tel que nous allons le voir.
“D’autre part – continue Théo Varlet – Postif, sous des éloges inévitables, me laisse entendre que ce roman «historique» ne sera pas commode à placer. Je vous avoue que l’échec de ce bouquin me dégoûte profondément”(52).
L’effet que cette suite de revers a sur l’ensemble de son œuvre personnelle est démolissant. Après une longue attente de quelques neuf mois, Varlet avoue tout franchement:
“…il y a déjà trop longtemps que je reste sur l’échec du malencontreux Christus”(53). “Ce sinistre bouquin manuscrit «bloqué» a démoralisé mon goût de production personnelle depuis un an. Je ne puis cependant continuer à moudre des traductions d’inepties, sous un pseudonyme, à perpétuité. Il faut que je sorte un nouveau roman, publiable. Et la rage accumulée au cours de ces longs mois de besogne inferieures a, je le sens, mis au point une réaction que Paris doit déclencher”(54).
Car il s’agit à pressent de se déplacer à nouveau à Paris et de prendre le dossier en main pour mettre fin à l’immobilisme dont il est l’objet. Durant cet autre séjour de deux semaines, les dernières du mois de décembre 1928, Varlet a entre autres l’intention de rencontrer le poète Armand Godoy(55) “si, comme il me paraît probable d’après leur silence prolongé, ni Tallandier ni Ferenzy ne marchent”(56).
À suivre…
♠
38, 39- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Paris, 5 janvier 1928. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 198.
40, 41- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Paris, 25 janvier 1928. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 204.
42, 43- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 5 mars 1928. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 210.
44, 45- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 12 mars 1928. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 211.
46- Luis Postif (1887-1942): Traducteur d’Agatha Crhistie et Jack London. Il a travaillé en collaboration avec Théo Varlet sous le pseudonyme collectif de Richard de Clerval, notamment pour la traduction de la série de romans “Le loup solitaire”, de l’écrivain nord-américain Louis Joseph Vance. Il semble également avoir été l’agent littéraire de Théo Varlet pour toutes les questions liées à une partie de ses traductions personnelles.
47- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 12 mars 1928. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 211.
48- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 5 avril 1928. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 215. À noter qu’il est la premier fois que Cristus Vincit apparaît sous le nouveau titre d’Avant la nuit barbare. On ne connaît pas la raison de ce changement.
49-Georges Normandy (1882-1946): De son vrai nom Georges Charles Segaut. Écrivain, dramaturge et critique littéraire. Il a été collaborateur à La Revue contemporaine et assuma la direction de la revue La France active.
50, 51, 52- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 15 avril 1928. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 216.
53- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 8 octobre 1928. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 230.
54- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 8 décembre 1928. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 233.
55- Armand Godoy (1880-1964): Poète d’origine cubaine très attaché au Parnasse et au symbolisme. Il fut aussi un collectionneur d’ouvres d’art et un grand bibliophile. Il maintient quelques années durant une assez proche relation avec Theo Varlet, qui ne manquera pas de donner à certaines revues littéraires des articles très élogieux à son égard.
56- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Cassis, 8 décembre 1928. Bibliothèque municipale de Lille. Médiathèque Jean Levy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 233.
Commentaires récents