“Comme je repasse sur la plage, devant les hangars de l’École d’Aviation, et vois cette vingtaine d’aéros prendre leur vol, évoluer, atterrir, je ne résiste plus au désir qui m’a déjà empoigné à aller, d’essayer ça: — Non! c’est par trop bête, à la fin, de n’être jamais monté dans une de ces mécaniques-là!” (1)
Ces quelques mots avec lesquels Théo Varlet entame le récit de celle qui, semble-t-il, a été sa première et, peut-être aussi, sa seule péripétie aéronautique, ne sont pas dépourvus d’un certain regret; le regret de ne pas avoir plutôt goûté à cette forme suprême d’évasion qu’à fait rêver les hommes depuis la nuit des temps. Et pourtant, son dessein de s’envoler vers les bleus cieux provençaux ne datait pas d’hier. À l’appui, ces lignes extraites d’une lettre envoyé à Jules Mouquet en avril 1912:
“J’avais résolu, les vols devant recommencer dimanche dernier, de faire un tour de golfe à bonne hauteur; mais je ne l’ai pu. Inscrits tous les deux, ma femme et moi, comme passagers Nº 1 et 2, suivis en Nº 3 du maire de Ramatuelle, nous ne devions être enlevés que dans la seconde partie de la séance. Or, de son premier essai (tentative du record d’Altitude!), l’aviateur manque son départ, ne réussit pas à monter assez vite, et va donner en plein dans un pin-parasol après 200 m. à peine de parcours. Machine en capilotade, jambe cassée (vous l’avez peut-être vu dans les gazettes?). Bref, une excellente occasion perdue. Car je doute de retrouver dans une séance d’aviation plus importante les prix avantageux qui m’avaient été consentis par cette espèce de gouape ivrogne, — dont l’accident fut en partie dû, je le soupçonne fort, à une absorption démesurée de pernods.” (2)
Essai raté, celui-ci, à une époque où monter sur l’un de ces prototypes relevait presque de la folie dû au caractère hasardeux de la chose. Il réussit nonobstant son envolée lyrique lorsque, laissant libre cours à sa pensée, il évoque, dans la même lettre, les images à l’origine de cette tentative:
“En repassant à La Foux, assisté à un beau vol d’aéroplane dans le ciel pur et parfaitement calme d’après-midi. Vu de près et à loisir fonctionner l’oiseau. Je ne crains plus l’intrusion de ces machines dans l’azur du Levant. Au contraire, je la souhaite pour leur bel effet et les contraste. Cela ornerait un couchant préhistorique, ce ptérodactyle…” (3)
Machines volantes à allure avant-gardiste reconquérant les espaces jadis parcourus par les monstres ailés du Jurassique. C’est sous pseudonyme de Jean Libère que Varlet donnera aux Bandeaux d’Or, en janvier 1913, le poème « Retour », dont ces deux strophes en dissent long sur les émotions générées par la présence de l’un de ces engins dans le ciel:
— Halte!… Un moteur strident de scarabée géant Lévite Et pourchasse hors des pins un vol de pies en fuite; Héroïque, vibrant parmi l’azur trop calme, Envergure roidie que vernit le couchant, Monte un aéroplane. Regarde, vain poète alangui, cette joie; Regarde en plein azur fuir ta folie avide! — Tout là-haut décoché, proue au vrai large, moi! Génie enfin ailé, d’une hélice lucide Brasser le lâche crépuscule de mon cœur! — Il monte, il glisse à mon zénith; il appareille, Un bleu sillage au pouls tonnant de son moteur, Épervier d’or, à la conquête du soleil! (4)Une vision similaire viendra se répéter, un an plus tard, sur le territoire sacré et presque inviolé de l’Île de Levant. Féru de nouvelles technologies, Varlet est quand même sensible au manque trop apparent d’harmonisation entre la rusticité de ces parages édéniques, lieu de sa villégiature, et la modernité grandissante des engins venant troubler son repos. Il rapporta à nouveau à Jules Mouquet en juin 1914:
“Autre incident: pour la première fois réalisée une vison d’aéroplanes survolant l’île préhistorique. Deux hydravions venus, un après-midi, dominant le rythme des cigales, d’un frouinement brutal de moteur aérien déchirer notre sieste. Rigides et géométriques ailes jaunes fusant sur l’azur leurs sillages d’essence, passèrent presque au zénith, déconcertante apparition futuriste…” (5)
Puissance et vitesse combinées dans une nouvelle esthétique dont Marinetti fera profession de foi en proclamant son Manifeste du futurisme. Se doutait-il Théo Varlet de la dérive progressive du Futurisme vers des positions ouvertement fascistes lorsqu’il lui adressa ses sympathies littéraires, publiées dans la revue Poesia, l’organe de diffusion du mouvement, en juillet 1909?:
“Votre « Manifeste de Futurisme »? — un poème admirable. J’aime, j’admire et je chante déjà les ardeurs, les révoltes, les témérités que vous proposez comme sujet aux adhérents de la nouvelle école. Railways, automobiles, aéroplanes, usines, me semblent des tremplins d’enthousiasme aussi légitimes que tant d’autres plus ou moins usités. Mais, du reste, une seule chose importe: avoir du génie”. (6)
Et c’est ce génie, capable de se nourrir des nouvelles conquêtes de la science et du progrès technique, de l’aviation encore balbutiante plus précisément, qui va se manifester dans l’épisode décrit dans « Dix minutes d’avion ». L’effet combiné de l’émerveillement de l’homme de science à la formation autodidacte et de la sensibilité lyrique du poète, permettra à sa plume de distiller ce qui suit:
“On monte! on vole!… Quel ravissement!… Ah! par tous les dieux; on vole! Et tant pis pour le pilote, qui va me croire frappé de brohonne épouvante ou de folie furieuse: j’acclame, bras levés, mains baignées dans le typhon aérien de l’hélice, j’acclame ce triomphe sur le Cosmos, cette merveille que je ne connaissais pas: ce viol vertigineux de l’espace supérieur. Un enthousiasme énergumène me possède, d’avoir vécu pour cela encore, d’avoir cette révélation, avant de disparaître. Je jouis sans arrêt, en un spasme cérébro-spinal de toxique nouveau: Je vole!…
Si simple, si aisé, si souple, ce frénétique Pégase!… Me voici avec lui le centre de gravité de la cuvette énorme du paysage dominé, qui soudain chavire, bascule, autour des ailes, tandis que mes viscères se dérobent en moi, au virage!… Au virage, penché, penché, paradoxe inquiétant pour l’œil, mais que rassure le rire désormais olympien qui m’épanouit, roi d’une dimension nouvelle…
Foudre en formule apprivoisée, bel oiseau du génie humain! c’est nous, les hommes, c’est moi, homme, qui ai fait ça, créé la chose au cœur serein de tonnerre battant… Et ça monte, et s’élargit la baie inclinée toute, oscillant, pendulaire… Comme les vastes houles du large, le paysage est en dérive sur l’océan de ma joie: ma jeuneuse lyrique, une fois encore avant la mort, emplit l’univers à pleins bords!” (7)
Publié originalement au Mercure de Flandre de février 1924, « Dix minutes d’avion » est une étincelle dégagée des flemmes dont brûlera toujours l’âme de Théo Varlet. “…la connaissance rayonnant de plus en plus, son domaine agrandit permet au positivisme poétique de Théo Varlet d’escompter toujours de nouvelles conquêtes, qui rendront, comme le pense aussi Wells, l’homme maître de l’espace et du temps” (8). Ainsi, il aurait pris volontiers la place de son Aurore Lescure (9) à bord de la fusée qui la fera remonter dans l’espace de La grande panne (Les éditions des portiques, 1930) avant de la transporter, quelques années plus tard, jusqu’à la planète Heros d’Aurore Lescure, pilote d’astronef (L’Amitié par le livre, 1943). La science spatiale était cependant encore loin d’atteindre le stade de développement nécessaire à la réalisation d’un tel exploit. La fragilité de son état de santé ainsi que la précarité de ses finances auraient été des barrières plus infranchissables encore que celle imposée par l’évolution technologique. Ad Astra (Albert Messein, 1929), son dernier recueil de poèmes originaux, ne laisse pas de doutes au sujet des aspirations qui sont venues hanter ses impossibles rêves d’évasion. Ces quelques vers d’ « Astronautique II » en témoignent:
Mais partir!… Je ne veux qu’un départ sans retour, S’il libère des lois terrestres mon corps lourd… ……………………………………………………………….. Apaisant d’un seul coup mes longues soifs d’Ailleurs. Qui me restituera aux cieux supérieurs, Sur une parabole à jamais inhumaine!(10)Le sonnet sera repris lors de l’édition de Florilège de Poésie Cosmique en juin 1933. Quant au poète, dieu en puissance, il sera contraint de suivre les avatars de la vie planétaire depuis son cabinet de travail, accoudé à sa table, sous la lampe.
♠
1- Varlet, Théo. “Dix minutes d’avion”. Calepin du chemineau. Épilogues. Lille: Les éditions Vouloir, 1926: 93.
2- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. St-Tropez, 5 avril 1912. Bibliothèque Municipale de Lille. Médiatique Jean Lévy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 78.
3- Ibid.
4- Libère, Jean. “Retour”. Paris: Les Bandeaux d’Or, cinquième série, fascicule XXIII, janvier 1913: 62
5- Lettre de Théo Varlet à Jules Mouquet. Juin 1914. Bibliothèque Municipale de Lille. Médiatique Jean Lévy. Fond Jules Mouquet, dossier MS C 195 II – 95
6- Varlet, Théo. “Théo Varlet à Marinetti”. Milano: Poesia. Anno V, nº 3,4,5,6. Aprile-Maggio-Giugno-Luglio 1909: 9.
7- Varlet, Théo. “Dix minutes d’avion”. Calepin du chemineau. Épilogues. Lille: Les éditions Vouloir, 1926: 94, 95.
8- Lagalaure, Félix. Thèo Varlet. Sa vie-Son œuvre. Querqueville: L’amitié par le livre, 1939 : 61.
9- Aurore Lescure: Personnage central des deux derniers romans d’anticipation de Théo Varlet. Jeune astronaute d’origine canadienne, elle protagonise une première sortie dans l’espace dans La grande panne. À son retour, elle rapportera, par accident, des spores qui collapseront le réseau électrique de notre planète. Elle retournera dans l’espace pour atteindre, cette fois-ci, une planétoïde éloignée dénommée Eros où l’évolution a fait des lézards les seigneurs et maîtres des lieux. Aurore Lescure, pilote d’astronef, sera édité, de façon posthume, en 1943.
10- Varlet, Théo. « Astronautique II ». Ad Astra et autres poèmes (1926 – 1928). Paris: Albert Messein, 1929: 19.
Commentaires récents