Les « Heures de Rêve » d’un jeune poète

Théo Varlet débuta dans les lettres par sa collaboration à L’Essor, petite revue lilloise qui s’intitulait « publication littéraire, philosophique et scientifique »… Présenté au groupe de L’Essor par son ami Émile Langlois, Varlet y fut tout de suite assez apprécié pour que le second numéro de la revue le présente comme secrétaire de la rédaction… Sous l’influence du jeune poète, la littérature y tient la place la plus large, et les pages traitant de sujets extralittéraires fonderont si rapidement que dès le quatrième fascicule L’Essor est devenu une revue purement littéraire”. (1)

Qui est Théo Varlet à cette époque? Étudiant aux facultés de Lettres et de Droit de Lille, il y poursuit le cours d’études commencé chez les Pères Jésuites à Lille, puis à Boulogne et continué au lycée de la capitale des Flandres. C’est un intellectuel et un sportif. Il a une forte culture scientifique… ” (2)Ces débuts de la vie de Théo Varlet, où Lettres et Sciences sont intimement mélangées (…) marquera ensuite d’un coloris indéniable sa production ultérieure”. (3)

Sa toute première publication en volume est un recueil de poèmes intitulé Heures de Rêve, une petite plaquette de 88 pages non numérotées, imprimées d’un seul côté sur du papier glacé. L’œuvre sera tirée à compte d’auteur à seulement 200 exemplaires. Y a-t-il de ces poèmes qui aient été publiés auparavant dans un quelconque revue ou journal? Dans son anthologie des Poètes du Nord 1880-1902, A.-M Gossez nous offre un tout petit indice: “M. Théo Varlet, sauf à L’Essor, qu’il dirigea (avec la collaboration du propre A.-M. Gossez d’ailleurs), au Beffroi, dont il fut l’un des fondateurs et où il écrit régulièrement et à la Revue Septentrionale, n’a collaboré qu’à une revue d’étudiant, en 1897, à Lille, revue qui fut éphémère” (4). Quelle est cette revue d’étudiant si éphémère? Aucun autre exégète de son œuvre, même le très proche Jules Mouquet, n’en souffle pas mot, ce qui aurait pu nous éclairer. Lorsqu’en janvier 1925 il dresse sa bibliographique de Varlet, c’est L’Essor qu’on y voit figurer en tête de liste dans la section dédiée à ses œuvres inédites poèmes et proses confondus parues dans des journaux et revues.

Heures de Rêve. Couverture avant. Courtoisie de la Médiathèque du Centre-Jean Lévy de la Bibliothèque Municipale de Lille.

Heures de Rêve voit le jour en mars 1898. “Le numéro 4 (25 mars 1898) de L’Essor annonce dans la dernière page: « Vient de paraître: Heures de Rêve, de M. Théodore Varlet, collaborateur à l’Essor » (…) Je ne sais pas quel accueil les revues littéraires réservèrent à ses débuts. Nul compte-rendu à l’Essor, dont Varlet était mieux qu’un « collaborateur »(5). La voix poétique de Varlet commençait à peine à se manifester et à se faire entendre: “Rares, bien rares, quelques débris de moi-même sont restés attachés çà et là, parmi les images effacées de ces vers, et y ont enfermé un peu de ma vie, de ma pensée -l’âme de mon âme” (6). Plusieurs années devront s’écouler avant que celle-ci gagne en puissance et déploie ses véritables tonalités.

Ces Heures de Rêve,où l’influence des Parnassiens approche souvent de l’imitation…” (7), “…contiennent des accents où s’expriment, tantôt les élans, les regrets, les aspirations confuses de l’adolescence, tantôt un sens profond et déjà désabusé de la vie. Certaines pièces (…) représentent déjà l’« évasion », le premier pas accompli dans ce palais merveilleux où le Rêve récompense la fidélité de ses servants en parant d’un relief presque hallucinatoire, la magie de ses parfums, de ses couleurs et de ses sons” (8). “Le style s’ébauche. Déjà apparaissent certains thèmes chers au poète, qui trouveront leur développement dans ses recueils postérieurs. Enfant d’amour (tableau byzantin), Extase, L’Âme primitive, présagent respectivement: British Museum (Mummy of a child), Le moine Ancestral, de Notes et poèmes” (9). “On y trouve -et ce sera la dernière fois- des traces de lyrisme romantique; un peu de la manière de Victor Hugo, quand il mêle certaine solennité à son badinage; un écho des accents où Verlaine, s’adressant à Dieu, imite la sainte familiarité et l’abandon passionné de la grande Thérèse d’Avila (…) L’influence de certains philosophes mérite d’être remarquée, dans le poème « Mal d’automne » (…) dans « Matière » (…) dans « Lassitude » où il parla de

 La mort, sommeil sans fin où l’être se résout

Disparu pour toujours dans la nuit du grand tout

Schopenhauer; Hegel (cet Héraclite moderne), Héraclite (cet Hegel antique), Hartmann et Spencer, n’ont-ils pas ici quelques échos?”.(10)

Heures de Rêve est l’œuvre d’un rêveur qui songe à devenir poète comme cela a été le cas pour de nombreux jeunes de sa génération. Jules Mouquet, par exemple, dans ses Nocturnes solitaires, “Le Poète parle: À Sélène, Au Voyageur, Au Berger, Au Chevrier, À un Enfant” (11), avant de se taire presque définitivement pour prêter sa voix au critique et au chercheur infatigable dont l’œuvre nous a fait mieux connaitre Baudelaire et Rimbaud.  Ou Edgard Malfère, dont Le Vaisseau Solitaire (12) devait être l’avant-garde de toute une armada qui, par la dictée des Muses, sombrera dans les brumes des impossibles rêves faisant de lui l’instrument par lequel d’autres poètes verront leurs œuvres publiées. Dans le nord industriel et rural, largement “sous-cultivé même dans sa moyenne bourgeoisie” (13), le sifflement agité des sirènes des usines l’emporta souvent sur les mièvres enchantements de certaines lyres.

Heures de Rêve. “Matière”. Courtoisie de la Médiathèque du Centre-Jean Lévy de la Bibliothèque Municipale de Lille. Heures de Rêve. “Pleine flamande”. Courtoisie de la Médiathèque du Centre-Jean Lévy de la Bibliothèque Municipale de Lille.

Mais, ce rêve, Théo Varlet va le poursuivre avec la plus grande ténacité. “Son indépendance d’esprit, ses aspirations vers une vie libérée de toutes conventions, sa vocation d’écrivain et de poète” (14) lui feront prendre la décision de quitter brusquement Lille pour se retirer en Zélande, à Knocke-Sur-Mer, “dans la calme retraite qu’il aime à nommer sa « Thélème artistique »” (15). “Ce départ (…) fut une évasion: il en avait le caractère libérateur. Il permettait à Varlet d’avoir un destin très différent de celui de ses deux illustres confrères, Deubel et Samain. Deubel se jette dans la Marne (…) parce qu’il cultive le même idéal que Varlet, parce que, seule, la Mort, lui permet de se réaliser. Samain, lui (…) dut accepter la compromission” (16). “Varlet choisit le Rêve, c’est-à-dire la Vie multipliée, épanouie, illuminée par la Pensée. Comprendre le monde -pas le monde où l’on s’ennuie- le transfigurer par le feu sacré de la poésie sans que cette transfiguration n’ait pour rançon quelque fuite devant son évidence; exalter au contraire sa réalité jusqu’à l’infini du temps et de l’espace; n’être, après tout, que soi-même, mais développer son moi en dehors de toute contrainte ou limite, tel fut le programme dont l’exode en Zélande inaugura solennellement la réalisation”. (17)

Quelques années plus tard, en juillet-août 1909, lorsque Charles Clarisse fait publier un très élogieux article sur Théo Varlet dans le nº 7-8 de la revue Pan, il  ne manque pas d’évoquer ces débuts littéraires par cette anecdote pleine de cocasserie: “Ses «Heures de Rêve», patrouille d’éclaireurs sacrifiés, précède de plusieurs années son œuvre qui compte. Si je le rappelle ici c’est pour dire de les oublier à ceux qui n’en connaissent que le titre.  Et encore ce mot est-il malheureux; ces « juvenalia », en effet, sont toujours intéressants comme documents quand on peut y découvrir le point de départ d’une personnalité: ce qui était le cas indubitablement. Toujours est-il que, lors d’une de mes premières visites chez Théo Varlet, je le trouvai, attablé devant un verre de schiedam, allumant une pipe de Gouda avec une torche dont quelques pages arrachées à d’anciens exemplaires d’«Heures de Rêves» faisaient les frais”. (18)

 S’il est bien vrai que ce premier livre de Varlet se trouvait déjà à cette époque “plus loin encore dans la pensée de l’auteur que dans le temps” (19), il l’est tout autant que “le sens de son œuvre future” (20)  se précisait déjà, en 1898, en ces deux vers d’Heures de Rêve:

 Mon rêve ira, plus haut que l’espace et le temps,

Chercher dans l’Idéal la vie et la lumière. (21)

Les images illustrant ce billet ont été obtenues à partir du seul exemplaire d’Heures de Rêve répertorié à ces jours. Il fait partie du Dossier Théo Varlet du Fond Jules Mouquet conservé à la Médiathèque du Centre-Jean Lévy de la Bibliothèque Municipale de Lille. Je remercie Mme Laure Delrue, directrice adjointe, de m’avoir permis sa consultation sur place lors de ma visite à Lille en octobre 2010.

Heures de Rêve. Envoi de Théo Varlet à Jules Mouquet. Courtoisie de la Médiathèque du Centre-Jean Lévy de la Bibliothèque Municipale de Lille.

Cet exemplaire d’Heures de Rêve est pourvu de sa couverture d’origine de couleur grisâtre Elle est très fragilisée et porte les traces d’avoir été réparée par le passé au moyen de ruban adhésif. Sur la page de faux-titre, on peut lire cet envoi à Jules Mouquet fait à St-Valery-Sur-Somme le neuf décembre 1923: “À Jules Mouquet ces juvelanalia, souvenir des belles années.  Avec l’amitié de Théo Varlet”.

Une date si tardive nous porte à croire que nous avons ici un exemplaire d’Heures de Rêve rescapé des flammes de l’autodafé référé par Charles Clarisse dans sa chronique au Pan; un dernière exemplaire conservé depuis par Theo varlet et qu’il a décidé de remettre a Jules Mouquet pour des raisons qui nous sont inconnues.  Celle de lui faciliter un meilleur établissement  de sa bibliographie, en vue de sa publication au Mercure de Flandre de janvier 1925, en aurait peut-être été une.

1- Schaepelynck, Paul. Théo Varlet et la Flandre. Tourcoing: La revue des Flandres, 1938:10.

2- Jeanroy-Schmitt, André. La poétique de Théo Varlet. Lille: Mercure de Flandre, 1929 : 24.

3- Lagalaure, Félix. Théo Varlet. Sa vie-Son œuvre. Paris: L’Amitié par le livre, 1939: 14.

4- Gossez,  A.-M. Potes du Nord 1880-1902. Morceaux Choisis. Paris: Société des Éditions Littéraires et Techniques, 1902: 302.

5- Mouquet, Jules. “Théo Varlet avant la Guerre (Premières œuvres-Les petites revues)”. Lille: Mercure de Flandre (janvier 1925): 15.

6- Varlet, Théodore. Heures de Rêve. Lille: Nuez et Lecocq, 1898. Pages non numérotées.

7- Gossez,  A.-M. Poètes du Nord 1880-1902. Morceaux Choisis. Paris: Société des Éditions Littéraires et Techniques, 1902: 301

8- Jeanroy-Schmitt, André. La poétique de Théo Varlet. Lille: Mercure de Flandre, 1929: 27

9- Mouquet, Jules. “Théo Varlet avant la Guerre (Premières œuvres-Les petites revues)”. Lille: Mercure de Flandre (janvier 1925): 15.

10- Jeanroy-Schmitt, André. La poétique de Théo Varlet. Lille: Mercure de Flandre, 1929 : 27, 28

11- Mouquet, Jules. Nocturnes solitaires. Paris: La Maison des Poètes, 1901.

12- Malfère, Edgar. Le Vaisseau Solitaire. Lille: Éditions du Beffroi, 1905.

13- Pierrard, Pierre. Gens du Nord. Paris: Les Éditions Arthaud, 1985: 123

14- Schaepelynck, Paul. Théo Varlet et la Flandre. Tourcoing: La revue des Flandres, 1938: 11

15- Gossez,  A.-M. Poetes du Nord 1880-1902. Morceaux Choisis. Paris: Société des Éditions Littéraires et Techniques, 1902: 301

16- Jeanroy-Schmitt, André. La poétique de Théo Varlet. Lille: Mercure de Flandre, 1929: 29.

17- Ibid.: 30

18- Clarisse, Charles: “Théo Varlet”. Pan nº: 7-8 (Juillet-Août 1909): 37

19- Gossez,  A.-M. Poètes du Nord 1880-1902. Morceaux Choisis. Paris: Société des Éditions Littéraires et Techniques, 1902: 301

20- Schaepelynck, Paul. Théo Varlet et la Flandre. Tourcoing: La revue des Flandres, 1938: 9

21- Varlet, Théodore. Heures de Rêve. Lille: Nuez et Lecocq, 1898. Pages non numérotées. Pour l’ideal

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