A la Proue est paru pour la première fois dans le numéro de mars-avril 1930 de La Proue. Il s’agit d’un poème de circonstance que Marcel Chabot a probablement commandé à Théo Varlet afin de magnifier autant la revue que l’ensemble de poètes réunis sous sa bannière. Il n’est d’ailleurs pas le seul: un deuxième poème intitulé La Proue, celui-ci sorti de la plume d’Henri Allorge, apparaît dédié “A mes confrères et amis de La Proue, et au dessinateur Margat”, Margat étant l’auteur de la jolie couverture de la revue. Commandé ou composé de son propre chef, A la Proue exprime son attachement au groupe de La Proue ainsi que la solidarité du poète consciencieux et engagé que Varlet était.
Sa forme est celle du sonnet classique, une forme que Varlet maîtrisait tout particulièrement et qui finira par prévaloir sur toute autre forme de versification durant la dernière période de sa production poétique. Les images employées sont elles aussi tout à fait représentatives de son imaginaire poétique. Des images très chères à Varlet, telles la majesté infinie de l’univers étoilé, ou la Terre considérée comme une nef chutant sans cesse dans l’infini stellaire; un infini où les âmes sœurs demeurant sur d’autres planètes scrutent elles aussi l’horizon cosmique à la recherche de la moindre étincelle d’intelligence consciente. Ce sont des allégories imprégnées d’un lyrisme d’autant plus marquant qu’elles sont destinées à traduire “le drame dont le grand acteur est la conscience de l’homme en proie à la lutte de son éternelle destinée” (1) et à glorifier le rôle du Poète comme étant l’ultime rédempteur de notre Humanité. En effet, après la Grande Guerre et la mort des plus nobles idéaux de la génération à laquelle Varlet appartient, un certain sentiment de méfiance à l’égard de la grande masse du peuple, perçue comme une foule incapable de s’ennoblir, va affleurer dans son œuvre de façon sporadique. Nonobstant, “il convient de noter dans cette” attitude “un sentiment de l’irréductibilité du poète à toute conformité sociale, beaucoup plus qu’une affirmation de foi antidémocratique. (C’est à dire) une forme passagère de sa pensée poétique”.(2)
Il existe une copie manuscrite de A la Proue dont l’auteur est Malcolm Shaw McLaren, un des amis proches de Théo Varlet. Leur première rencontre aura lieu à Paris en 1921. Avec le temps, McLaren deviendra l’un de ses plus fidèles admirateurs et l’apôtre tout dévoué de son œuvre au Royaume-Uni. Considéré comme son héritier spirituel par l’entourage de Varlet, après le décès du poète c’est à lui qui revient la tâche d’aller visiter le Mas du Chemineau pour faire le tri des inédits en vue de la préparation des éditions posthumes. C’est pour cela qu’un certain nombre d’originaux manuscrits restera en sa possession avant d’être finalement mis à l’encan il y a un peu plus d’une décennie. Parmi ces manuscrits, huit feuillets sur lesquels se déploie, dans ses moindres détails, le processus de composition du sonnet dédié à La Proue.
La pensée ruisselante de Varlet s’y trouve matérialisée sous la forme de cette écriture minuscule en patte de mouche qui lui était si propre. Il est aisé de ressentir la puissance de son l’élan créateur et la force de ses émotions dans cette suite de mots et d’idées se disputant la surface du papier. Quelques-unes apparaissent de façon plus insistante et à répétition, comme revendiquant leur droit à faire partie de l’état final du poème. Certaines lignes de texte sont d’une écriture plus droite, à caractères plus arrondis, dénotant, par ce fait, une plus grande réflexion du poète au moment de leur élaboration.
Tout en admettant les avantages de la machine à écrire sur l’écriture manuelle, Théo Varlet s’exprimait en ces termes dans son introduction à Quatorze sonnets: “Les conditions de l’inspiration poétique, je l’admets, sont très spéciales, et l’on imagine difficilement un poète se servant de la machine à écrire pour noter sa première version d’un poème lyrique (…) Le poète n’aime pas de typer ses vers, parce qu’il sait la perte mystérieuse de « potentiel émouvant » que subit un poème lorsqu’il est transcrit en caractères impersonnels (…) L’écriture est un geste – qui, généralement, échappe au control de la volonté dissimulatrice – geste fixé sur le papier qui fait de l’épître ou du poème, pour celui qui les lit, comme une délégation de la présence du scripteur, (de) la sincérité plus ou moins grande des phrases manuscrites – ou en tout cas, dans quelle disposition d’âme se trouvait le scripteur, au moment où il écrivait”. (3)
Depuis, la machine à écrire a été substituée par le clavier de nos ordinateurs et les petites touches de nos téléphones intelligents. L’écriture manuelle est devenue si rare et désuète que le potentiel émouvant dont Varlet parlait n’a fait que s’accroître. C’est pour cela que la contemplation de l’un de ses manuscrits ne peut nous procurer que le plus grand des plaisirs. Profitons-en!
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1- Jeanroy-Schmitt, André. La poétique de Théo Varlet. Lille, Mercure de Flandre, juin-juillet 1929: 131.
2- Ibid.: 107, 155.
3- Varlet, Théo. Quatorze sonnets en reproduction d’autographes avec une préface et un portrait de l’auteur. Lille, Mercure de Flandre, 1926
Août 09, 2014 @ 11:20:16
Quelle belle idée que ce blog consacré à Théo Varlet, que je découvre seulement aujourd’hui. J’en suivrai l’évolution avec intérêt. Bravo !
Août 10, 2014 @ 00:34:13
Merci SPiRitus.
De mon côté, je vous ai découvert il y a déjà longtemps et suis vos autres blogs avec intérêt. Vous accomplissez un travail bibliographique remarquable et d’une utilité incommensurable pour ceux qui font de la recherche en histoire de la littérature française.
Ravi de vous avoir comme lecteur.
Août 10, 2014 @ 08:54:16
A l’occasion, je vous transmettrai quelques copies de documents issus de petites revues ou autres pour vos archives ou le blog.
Août 11, 2014 @ 14:27:05
Cela me fera grand plaisir. Merci.
Août 11, 2014 @ 21:23:36
Il faudra que vous me communiquiez votre adresse mail. Je vous enverrai une copie de deux lettres inédites, l’une de Varlet à Jean Royère au sujet du recueil Ad Astra, l’autre de Mac Laren au même Royère, dont certain passage viendra illustrer votre dernier billet.